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Orléans
: remise des prix du concours photo de France Nature Environnement
|
ANGLETERRE ivisite
à mon amie Jenny en Cornouaillesi
Introduction
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4
février
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ORLÉANS remise
des prix du concours photo de FNE
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193
km
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4
PHOTOS
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Depuis 2007, France Nature
Environnement, qui fédère les associations
de protection de la nature et de l'environnement, organise
chaque année un concours photo en partenariat
avec l'Agence de l'Eau Loire-Bretagne. Chacun peut y
participer en envoyant ses clichés s'ils concernent
un lieu du bassin versant géré par ladite
Agence de l'Eau. Le jury prête ensuite attention
à la qualité des images, bien sûr,
mais également à l'efficacité de
leur message, par exemple pour montrer certaines richesses
naturelles précises, pour témoigner de
problèmes écologiques, ou encore pour
présenter la façon dont on a résolu
un tel problème. À chaque édition de ce
concours, la trentaine de photographies sélectionnée
est destinée à constituer une exposition
itinérante. Comme en 2007, ma participation en
2008 fut fructueuse puisque l'on retint l'un de mes
clichés (avec donc ceux d'autres candidats). La
remise des prix eut lieu en ce mercredi après-midi
au Muséum des Sciences Naturelles d'Orléans,
et c'est avec Jeannette que je m'y suis rendu.
Cet aller-retour, dont l'itinéraire m'est désormais
bien connu (à travers le Hurepoix, la Beauce
et la Forêt d'Orléans), ne représenta
pas de difficulté particulière excepté
la grisaille et le froid vigoureux mais conformes à
la saison. Cela dit, en arrivant
dans le Val-de-Loire, le ciel se montra plus généreux
en éclaircies. Puisque, en plus de cela, j'étais
en avance sur l'heure du rendez-vous, j'en ai profité
pour déambuler dans les rues du centre-ville
et prendre quelques photos. Sur
la seconde moitié du trajet du retour, la nuit
me tint compagnie. Là encore, j'ai un peu tremblé
de froid sur la selle, mais quelle satisfaction de boucler
sans peine ce nouvel aller-retour dans le Loiret à
bord de ma frêle Jeannette !
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de page
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-
o O o -
30
avril
- 5 mai (6
j.)
|
VENDÉE
- NORMANDIE avec Deniol,
parti pour l'Amérique !
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1
126
km
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5
NUITS : Saint-Paul-Mont-Penit (ami) - Puybelliard
(ami) - Saint-Georges-sur-Loire (bivouac) - Mortain
(bivouac) - Évreux (ami)
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INTRODUCTION
Benoît
Denieulle, « Deniol » pour les intimes, est
un autre cyclomotoriste hors du commun et même
bien plus fou que moi. Pas de rythme effréné
avec lui non plus, mais un si considérable appétit
en kilomètres que cela force véritablement
l'admiration ! En 2007,
Benoît était parti de chez lui, en Vendée,
au guidon d'une Motoconfort 40V de 1970. Après
trois ans de cogitations et dix-huit mois de réelle
préparation, il était bien décidé
à réaliser - tenez-vous bien - un tour
de l'Europe et de l'Asie ! Il prévoyait ainsi
de partir pendant près de deux ans et de parcourir
pas moins de 50000 km ! J'avais eu le plaisir d'assister
à son départ et, croyez-moi, il ne tremblait
nullement à l'idée de s'élancer
jusqu'en Extrême-Orient sur sa monture plutôt
filiforme (si l'on faisait abstraction du porte-bagage
bien chargé évidemment). Un premier coup
dur pour lui fut d'apprendre, en cours de voyage, qu'une
nouvelle loi chinoise interdisait fermement d'entrer
dans le pays avec son propre véhicule. Il se
vit donc contraint de renoncer à toute la partie
asiatique de son voyage et modifia alors ses plans pour
approfondir au maximum le tour d'Europe qu'il avait
entamé. Hélas, sa mobylette connut le
même malheureux sort que Ginette en étant
dérobée à Prague ! À ce moment,
Benoît avait parcouru 27280 kilomètres
en huit mois et traversé vingt pays : la France,
l'Espagne, le Portugal, l'Italie, la Suisse, l'Allemagne,
l'Autriche, la République tchèque, la
Pologne, l'Ukraine, la Russie (Moscou et Saint-Pétersbourg),
la Roumanie, la Bulgarie, la Grèce (y compris
Rhodes et la Crète), l'Albanie, le Monténéro,
la Croatie, la Bosnie, la Hongrie et la Slovaquie ! Refusant
la fatalité comme on se le doit tous, à
peine était-il rentré chez lui qu'il commençait
déjà à planifier un nouveau voyage
! Un ami lui donna une ancienne Motobécane, de
1979 celle-ci, Benoît la restaura entièrement
et se mit cette fois en tête de réaliser
un tour de l'Amérique du nord (précédé,
en guise d'échauffement, d'un tour de Grande-Bretagne
et d'Irlande) ! Un périple
d'un an devant totaliser 46000 kilomètres ; on
apprend tout sur son site. S'il
est évident que par rapport aux exploits de Benoît,
les pérégrinations essentiellement françaises
de Ginette et Jeannette ne ressemblent qu'à
des tours de quartier, cela a finalement peu d'importance
: « Deniol » et moi partageons une même
passion du voyage en deux-roues et à 45 km/h,
et de ce point commun est née bien sûr
une belle amitié. Lorsque
je lui demandai s'il voulait bien que je fasse un bout
de route avec lui durant ses premiers jours de vadrouille
en France, il accepta immédiatement. Son Grand
Départ était fixé au 1er mai de
cette année 2009.
LONGPONT-SUR-ORGE
- SAINT-PAUL-MONT-PENIT (30
avril, 411 km) 10
PHOTOS
L'objectif
de cette journée est assez simple. À la
veille du Grand Jour, et pour célébrer
dignement son départ en compagnie de sa famille
et de ses amis, Benoît organise ce soir une grande
fête dans sa petite commune de Vendée à
partir de 19 heures. Je voudrais être le plus
ponctuel possible, alors pour avoir le temps de parcourir
les quatre cents kilomètres qui nous séparent
du début des festivités, c'est à
6 heures du matin que je démarre le moteur de
Jeannette. Je ne m'autoriserai guère à
flâner sur ce long trajet qui m'attend mais me
concentrerai plutôt à progresser le plus
efficacement possible. (Cela explique d'ailleurs que
je n'ai pas pris de photo sur la route.) Et, qu'on le
croie ou non, la journée est finalement passée
bien vite ! Il convient
d'écrire quelques mots sur la météo
: brouillard léger mais froid le matin, puis
ça se lève et se réchauffe mais
les réjouissances ne dureront pas, je rencontre
la pluie en début d'après-midi et elle
ne m'épargnera plus jusqu'à l'arrivée
en alternant des périodes de petite pluie fine
mais continue avec de bonnes grosses averses ! Bien
entendu, ce n'est guère réjouissant, mais
finalement peu m'importe : il y avait longtemps que
je ne m'étais pas lancé dans une longue
étape comme celle-ci et c'est en fait avec plaisir
que je retrouve cette ambiance bien particulière
et cet effort de l'endurance. L'itinéraire,
quant à lui, le plus direct possible, me fit
d'abord traverser comme souvent une bonne partie de
la Beauce (Ouarville, Voves, Bonneval, Droué),
puis j'ai emprunté les valles de la Braye et
du Loir (Mondoubleau, Savigny-sur-Braye, La Chartre-sur-le-Loir,
Château-du-Loir) et, en contournant de très
près la Touraine, j'ai rejoint les rives de la
Loire au niveau de Gennes (entre Saumur et Angers).
Cette longue traversée du Maine-et-Loire s'est
poursuivie vers Noyant-la-Plaine et Vihiers, à
partir d'où j'ai, un peu à contre-coeur,
quitté les petites routes si adaptées
aux cyclomoteurs pour une voie plus importante et plus
fréquentée. J'ai ainsi passé Cholet,
puis Tiffauges et son château, Montaigu, Rocheservière
et Legé. Et c'est avec près d'une heure
d'avance que je suis arrivé à Saint-Paul-Mont-Penit,
tout fier d'avoir maintenu environ 33 km/h de vitesse
moyenne ! Je retrouve
Benoît chez lui et j'essaye vaille que vaille
de faire sécher une partie de mes vêtements
ainsi que mes chaussures avec le sèche-cheveux
qu'il me prête ! Ensuite, nous rejoignons donc
la salle polyvalente communale, à un kilomètre
de là, et y passerons une super
soirée. Les amis de Benoît sont venus en
nombre pour lui témoigner leur soutien, lui adresser
leurs derniers encouragements, et surtout passer un
grand moment convivial tous ensemble avant qu'il ne
leur fausse compagnie pour un an ! La « Deniol-mobylette
»
est exposée dans un coin de la salle
et on ne se lasse pas de l'admirer tout en
se disant que son pilote doit vraiment être
tombé sur la tête pour vouloir l'emmener
si loin ! Piste de danse, musique, jeux un peu délirants,
nourriture et boissons, et puis de nombreux brins de
conversation échangés avec les uns et
les autres : je garderai un excellent souvenir de cette
soirée ! Cela dit, et comme on s'en doute, la
fatigue m'a assez vite gagné après une
telle journée. Je suis tombé de sommeil
à trois heures du matin pendant que d'autres ont veillé
jusqu'aux premières lueurs du jour.
SAINT-PAUL-MONT-PENIT
- PUYBELLIARD (1er
mai, 83 km) 45
PHOTOS
On
ne s'est pas levé aux aurores... Lorsque tout
le monde fut debout, on s'attela à ranger et
nettoyer de fond en comble cette salle des fêtes
dont nous avions bien honoré la fonction. Vers
onze heures, le vrombissement de moteur que j'attendais
impatiemment se fit entendre : c'était mon ami
Franck qui arrivait au guidon de sa rutilante Harley-Davidson.
Franck est depuis longtemps un des plus inconditionnels
« fans » de la saga Ginette-Jeannette, et nous
échangeons régulièrement des mails
extrêmement fournis, dans lesquels d'ailleurs
nous n'hésitons pas à philosopher sur
une multitude de sujets. Franck s'informe également
depuis deux ans des projets de Benoît et tenais
absolument en ce jour important à faire le déplacement
- depuis Saint-Nazaire - pour venir l'encourager de
vive voix. Je suis donc très heureux de le retrouver
ici et de bavarder avec lui. De
retour à la maison de Benoît, nous déjeunons
tous sur la terrasse en profitant d'un éclatant
soleil. Cette belle luminosité égaye d'ailleurs
tout le monde, en particulier le héros du jour
qui voit là un amusant retournement de situation
par rapport au départ très pluvieux de
son précédent périple. Tout ce
qu'on peut lui souhaiter est que la chance continue
ainsi à lui sourire ces prochains mois entre
le Grand Nord canadien et le canal de Panama !
Mais nous n'en sommes pas encore là... Benoît
finit tranquillement de remplir la volumineuse malle
solidement arrimée sur le porte-bagages, et par-dessus
laquelle est encore fixé un grand sac étanche
; s'y ajoutent deux importantes sacoches de part et
d'autre de la roue avant. Peu
à peu, les amis affluent par dizaines, la foule
s'étoffe, toutes les catégories d'âge
sont d'ailleurs représentées, le bruit
de fond s'amplifie, ça discute à tout
va. Franck et moi nous interrogeons sur ce que doit
ressentir Benoît à cet instant. Que se
passe-t-il dans sa tête ? Est-il serein ou anxieux
? Impatient de partir ou plus hésitant qu'on
ne le croirait ? Mélancolique à l'idée
de quitter tous ces proches ? Se sent-il déstabilisé
par l'inconnu dans lequel il s'apprête à
plonger ? Ou bien déborde-t-il au contraire d'envie
et de jubilation ? Si chacun s'essaye à déceler
ses émotions sur son visage, il ne les laisse
pas si facilement paraître, et finalement vaut-il
sans doute mieux qu'il conserve jalousement en lui ce
tourbillon de pensées. Benoît
ne tient pas à s'éterniser sur les «
au
revoir », et vers
16 heures 15 c'est parti ! Sous les cris et les bravos
qui passent dans son dos, il prend son envol
vers une montagne de péripéties, d'anecdotes,
de rencontres, sûrement de galères aussi
mais elles sont indissociables du charme de l'aventure.
L'instant est éphémère mais l'émotion
est parfaitement palpable. Quelques
minutes plus tard, Franck et moi levons l'ancre à
notre tour et faisons route ensemble pendant une poignée
de kilomètres. La Harley est priée, pour
une fois, de se mettre au diapason de Jeannette : 45
km/h et guère plus ! Franck doit ensuite rentrer
chez lui près de Saint-Nazaire, pendant que de
mon côté je prends la direction de Puybelliard,
près de Chantonnay,
une petite ville située à l'autre bout
de la Vendée et qui constitue la première
étape définie par Benoît. Deux de
ses amis de longue date y résident en effet,
et nous serons d'ailleurs une bonne quinzaine, encore,
à nous y retrouver : on ne veut pas le laisser
fuir si facilement et profiter au maximum de ses dernières
heures de présence au pays ! Avec
Jeannette, sans carte détaillée de
la région, je me perds un peu et ne rattrape
donc pas Benoît sur le trajet. J'arrive néanmoins
à destination, puis dans la soirée nous
allons tous nous régaler d'un kebab-frites en
ville. Nous discuterons enfin de tout un tas de choses
jusqu'à cinq heures du matin. On se le permet
dans la mesure où c'est une étape encore
relativement courte qui est prévue pour demain,
dixit le « patron Deniol » ! (Je le laisse bien
sûr maître de l'organisation de son voyage.)
PUYBELLIARD
- SAINT-GEORGES-SUR-LOIRE (2
mai, 107 km) 30
PHOTOS
Après
donc une nouvelle grasse matinée et à
la suite du déjeuner, Benoît quitte véritablement
ses amis et son frère pour s'élancer pour
de bon dans ce projet qui, on le devine, lui tient considérablement
à coeur. Cette fois, je vais bel et bien faire
route à ses côtés ; je compte l'accompagner
pendant trois jours entiers, c'est-à-dire vraisemblablement
jusqu'en Normandie. Nous enfourchons nos oiseaux migrateurs
de métal, il prend la tête du convoi, je
lui emboîte la roue, à nous la liberté
! C'est alors un vif plaisir et un grand honneur que
j'éprouve à l'idée de partager
ce début d'aventure avec ce surprenant bonhomme
! Je ne quitte pas des yeux sa mob, son chargement,
sa malle arrière, et laisse libre cours à
mon imagination sur ce qu'il doit ressentir à
cet instant : songe-t-il davantage au prochain village
que nous allons traverser ou bien aux immensités
canadiennes ? au temps qu'il fera dans une heure ou
à celui qu'il fera dans les Montagnes Rocheuses
? au bivouac de ce soir ou à ceux qu'il fera
peut-être près de sites aztèques
ou mayas ? Pour l'heure,
nous commençons par rejoindre Saint-Michel-Mont-Mercure,
l'occasion de se hisser déjà au point
culminant... de la Vendée ! 285 mètres
d'altitude en terminant par une sérieuse petite
côte où Benoît redécouvre
déjà les joies de pédaler pour
aider le moteur ! (Rappelons au passage que la totalité
de ses bagages pèsent environ 30 kg.) Le ciel
est assez dégagé et nous admirons donc
le panorama sur les environs. En partant d'ici, quelle
n'est pas notre surprise - et ma soudaine inquiétude
- de constater que Jeannette perd de l'essence à
grosses gouttes ! Benoît craint un instant le
pire mais c'est finalement la vis de la durite d'essence
qui s'est discrètement évadée ;
pas moyen de la retrouver sur la route, certes, mais
je vais vite mesurer mon immense chance d'avoir à
mes côtés un bricoleur expérimenté
et bien équipé : il trouve dans sa boîte
à outils et à pièces une vis de
remplacement et le problème est vite résolu
! Ouf ! (On n'osera pas avouer que l'on a ainsi doté
ma Peugeot d'une pièce de Motobécane !) Un
peu plus loin, nous arrivons aux abords du Puy-du-Fou,
dont j'ai beaucoup entendu parler mais que je n'ai jamais
pris le temps de visiter encore. Benoît me fait
emprunter la petite route qui contourne le Parc afin
que je puisse l'observer. Il n'y a maintenant plus qu'à
revenir s'y divertir ! Quelques kilomètres encore
et, aux confins de la Vendée, nous atteignons
Saint-Laurent-sur-Sèvre, modeste ville mais historiquement
célèbre pour des raisons religieuses et
où se trouve un immense établissement
scolaire (collège-lycée-internat). Benoît
y a passé sept années de sa scolarité
et y a rencontré la plupart de ses meilleurs
amis. C'est donc en clin d'oeil à cette belle
période de sa vie qu'il souhaitait faire une
petite étape ici. Ensuite,
nous contournons Cholet et nous frayons un chemin à
travers le bocage par de petites routes. La conduite
y est bien agréable et le paysage intéressant
par son mélange de champs, de prairies, de haies,
d'arbres et de fermes. En plus le soleil ne nous quitte
pas, alors nous savourons ! Retour
à la civilisation en rejoignant la vallée
de la Loire. À Chalonnes, nous nous arrêtons
faire quelques courses pour ce soir et demain matin
puis franchissons fièrement le fleuve, divisé
ici en trois bras largement séparés les
uns des autres. Rive droite, et une fois traversé
Saint-Georges, Benoît se met en quête d'un
endroit tranquille pour bivouaquer. Son oeil expérimenté
par les innombrables campements improvisés de
son premier voyage à travers l'Europe ne tardera
pas à trouver notre bonheur : un chemin de hautes
herbes dissimulé dans un petit bois, un peu en
retrait de la route de sorte que nous ne puissions en
être vus. Vendu ! Je plante notre tente pendant
que Benoît prépare les spaghetti sur
son réchaud. On a bien roulé, cet endroit
en pleine nature est très chouette, on sait que
l'on va bien y dormir, on se délecte de notre
modeste dîner, c'est un peu l'aventure et c'est
précisément ce dont on était en
quête... Que demander de plus ?
SAINT-GEORGES-SUR-LOIRE
- MORTAIN (3
mai, 225 km) 25
PHOTOS
La
nuit se passe bien et les gazouillis des oiseaux accompagnent
notre réveil. Le ciel est couvert mais il ne
pleut pas. Nous avalons quelques biscuits achetés
la veille, démontons la tente et plions tranquillement
nos bagages. Puis nous sortons donc de notre cachette
de verdure et, avant de remettre Jeannette en route,
je retends sa chaîne qui en avait bien besoin. L'étape
d'aujourd'hui promet d'être plus conséquente
que les deux précédentes et marque la
réelle entrée en matière du périple
de Benoît. (Précisons que, à l'échelle
de l'ensemble de son année de voyage, il prévoit
de couvrir une moyenne quotidienne de 160 kilomètres.)
Les routes départementales que nous empruntons
sont globalement plus importantes et plus rectilignes
que celles d'hier. Nous avalons de la distance tandis
que le plafond bas nous dissuade justement de faire
du tourisme : nous passons Segré, puis Craon
dans la Mayenne, avant d'entrer en Bretagne et de marquer
une petite pause à Vitré. Son imposant
château mérite au moins un instant de contemplation.
En continuant de mettre cap vers le nord, nous sommes
surpris par une grosse averse. Benoît aperçoit
vite un abri de bus au bord de la route et nous nous
y ruons en attendant de meilleures conditions qui mettront
une petite demi-heure à revenir. En nous remettant
en route vers Saint-Aubin-du-Cormier, puis en gagnant
Antrain et Pontorson, des taches de ciel bleu de plus
en plus larges vont même nous redonner courage,
et c'est sous une belle lumière que va se dévoiler
à nos yeux réjouis la splendide Baie du
Mont-Saint-Michel ! Même
si chacun de nous connaît ce lieu, nous apprécions
d'y couper nos moteurs et d'y faire la halte qui s'impose.
Le parking est d'ailleurs gratuit pour les cyclomoteurs.
Nous nous élançons donc à l'assaut
du monument d'exception et déambulons dans les
allées qui courent sur son rocher. En ce dimanche,
la foule y est un peu dense dans la rue principale mais
reste plus diffuse ailleurs. Nous contemplons la baie
et distinguons la mer à l'horizon ; c'est l'occasion
de remarquer les grands travaux hydrauliques en cours
- et qui s'étaleront sur plusieurs années
- afin de rétablir le caractère maritime
du Mont. La mer en effet ne revient plus que rarement
lécher ses pieds en raison de l'ensablement continu
de la baie. Mais d'ici cinq ans environ, la digue-route
et le parking actuel, mis en cause dans le processus,
n'existeront plus et un barrage à l'estuaire
du Couesnon aura vocation à repousser le sable
au large. Affaire à suivre ! En
reprenant notre progression, à travers la Normandie
dorénavant, il nous est offert d'admirer les
prés salés et leurs moutons. Je suis tombe
d'ailleurs des nues en en apercevant autant ! Des centaines
et des centaines ! Des milliers même ! C'est impressionnant.
Et puisque nous parlons de milliers, Jeannette atteint
à cet instant le cap des 10000 kilomètres,
à peine deux ans après que Peugeot me
l'a offerte. Or, contrairement au compteur de Ginette,
sur le sien n'a pas été créé
de case pour le chiffre des dizaines de milliers. Par
conséquent, tout est revenu à zéro
! J'ai soudain eu l'impression de conduire une machine
neuve, et heureusement cela n'a pas inspiré au
moteur un « bug de l'an 2000 » ! Benoît
et moi traversons le département de la Manche
d'ouest en est via Ducey et Saint-Hilaire-du-Harcouët.
La route, à peu près plane, se cambre
brusquement aux abords de Mortain : nous gagnons près
de deux cents mètres d'altitude en quelques kilomètres
et la « Deniol-mobylette » devient vite demandeuse
de quelques bons coups de pédales ! Benoît
s'amuse de ces montées importantes où
il doit participer à l'effort ; on pourrait s'en
étonner mais il faut savoir que sa précédente
monture était encore moins puissante dans les
côtes et avait donc encore plus besoin de son
aide, alors il est content de ne finalement pas tant
se fatiguer avec la nouvelle. Quelques
kilomètres après Mortain, satisfaits de
notre étape de la journée, nous cherchons
à nous poser et de nouveau mon ami aura le bon
coup d'oeil : il décèle un hangar abandonné
et caché derrière une grande demeure qui
l'est manifestement tout autant. Un lieu pour le moins
insolite mais qui nous convient parfaitement. Deux chevaux
paissent dans la prairie attenante. C'est l'heure du
montage de la tente et des spaghetti à la bolognaise
! Une fois de plus, nous savourons cet instant de repos
et cette sensation d'avoir bien rempli notre journée
! Ce soir, Benoît rédige son journal de
bord, ce qu'il n'avait pas encore pris le temps de faire
depuis le départ.
MORTAIN
- ÉVREUX (4
mai, 187 km) 18
PHOTOS
Quelques
instants après notre réveil, vers 9h30,
après que nous avons démonté la
tente et pendant que nous grignotons quelques gâteaux
en guise de petit déjeuner, s'arrête près
du hangar une camionnette. C'est le propriétaire
! Mais tout se passe bien : il vient juste jeter un
oeil et constate rapidement que nous n'avons pas causé
ici la moindre dégradation. Le dialogue s'instaure
même, il nous parle un peu de sa région
et des déplacements des armées allemandes
et Alliées à la suite du Débarquement.
Il n'a tout de même pas connu cette époque
mais on la lui a sûrement contée plus d'une
fois. Lorsque nous
sommes prêts à partir, la mobylette de
Benoît refuse de démarrer. Cela ne l'inquiète
guère et il comprend vite d'où vient le
problème : son variateur est « glacé
»
par de la poussière non-évacuée
mêlée à un excès de graisse.
Il le remplace donc par son variateur de rechange en
attendant de nettoyer le premier en profondeur. Nos
moteurs vrombissent cette fois de concert et nous partons. Jusqu'à
Flers, la route forme une succession de montées
et de descentes dans ce paysage vallonné et fort
joli. (Cependant, Benoît doit encore procéder
à des réglages dans son moteur.) Bovins
et ovins sont de sortie et, si nous n'entendons quand
même pas résonner de grandes fêtes
villageoises en ce lundi matin, on perçoit que
le printemps a pris le dessus et égaye l'atmosphère. En
avançant vers l'est, nous atteignons le bourg
de Briouze où nous faisons une pause déjeuner.
Sur la place de l'église, quelques fourgons sont
stationnés et nous proposent leurs viandes, pizzas,
sandwichs, galettes, crêpes... Ainsi mis en appétit,
nous nous garons et prenons un casse-croûte auprès
de l'un de ces commerçants. Un homme et une jeune
fille en réalité, qui nous ont vu arriver
et qui, voyant notre chargement - surtout celui de Deniol
-, nous demandent d'où nous venons et où
nous allons comme ça. Benoît le leur explique
donc, et ayant anticipé ce genre de situation
il sort de sa poche une feuille plastifiée :
au recto se trouve la carte de son voyage actuel, et
au verso celle de son premier périple. Elles
sont accompagnées de petites photos des deux
mobylettes héroïnes de telles aventures.
Évidemment, les commerçants sont estomaqués
et se demandent même pourquoi ils n'en ont pas
davantage entendu parler dans la presse ou même
à la télévision ! Ils auront la
délicate attention de nous offrir les boissons,
et nous nous laisserons tenter par leurs crêpes
sucrées pour finir sur un bon petit dessert. Nous
reprenons notre route en direction d'Argentan et arrivons
peu après devant le Haras du Pin, incontestablement
l'un des symboles de ce département de l'Orne
et dont la réputation, qui traverse allègrement
les frontières, n'est plus à faire. Notre
itinéraire nous fait ensuite emprunter la vallée
de la Risle et nous la suivrons jusqu'à La Neuve-Lyre,
en passant par l'Aigle et Rugles. Une petite pause goûter
au bord de la route et à la lisière d'une
forêt est la bienvenue. L'endurance de nos machines
ne nous déçoit pas. Tant qu'elles ont
du carburant et que l'on fait attention à ne
pas trop tourner leur poignée, elles seraient
bien capables de voguer sans s'arrêter pendant
longtemps. C'est ce que Benoît va justement avoir
le plaisir de démontrer durant les mois qui viennent. Il
ne nous reste enfin qu'une trentaine de kilomètres
à parcourir avant d'atteindre Évreux. Nous y
retrouvons Anthony, l'ami d'un ami de Benoît,
qui nous accueille très aimablement et que nous
remercions encore. Il nous hébergera cette nuit.
Nous dînons et poursuivrons nos discussions au
bar d'à côté. Demain, je rentrerai
à Longpont-sur-Orge pendant que Benoît
se retrouvera cette fois seul dans l'accomplissement
de son rêve.
ÉVREUX
- LONGPONT-SUR-ORGE (5
mai, 113 km) 3
PHOTOS
Anthony
se lève plus tôt que nous pour aller travailler.
Ce matin, le ciel n'est guère appétissant
et il bruine mais au fond peu nous importe. Ne vaut-il
pas mieux avoir choisi de vivre à l'extérieur
même s'il faut supporter un mauvais temps plutôt
que de vivre enfermé lorsqu'il fait beau dehors
et ne même pas l'avoir véritablement
choisi ? Avant de partir
chauffer l'asphalte, et comme hier matin mais pour nous
deux cette fois, quelques vérifications mécaniques
s'avèrent nécessaires. Benoît regarde l'intérieur
de son variateur pendant que je graisse ma chaîne
et surveille sa tension. Et puis c'est donc là
que nos routes se séparent. Dans cette rue d'Évreux,
nous nous saluons, je lui souhaite bon courage pour
la suite de ses péripéties françaises,
britanniques et irlandaises, et nous nous donnons rendez-vous
dans deux mois lorsqu'il sera de retour en France et
qu'il s'apprêtera à prendre l'avion pour
Montréal avec sa vaillante compagne de voyage
! Nous démarrons
donc ensemble, mais au premier rond-point il bifurque
à gauche en direction de Rouen quand celle de
Paris me fait aller en face. À la sortie de la
ville, je m'engage sur la Nationale 13 jusqu'à
en sortir à Pacy-sur-Eure. Je retrouve à
partir de là un itinéraire qui m'est à
la fois familier et cher : c'est en effet celui que
j'avais suivi en juillet 2000 lorsque, pour la toute
première fois, j'avais « conquis » la
Normandie au guidon de mon 103 RCX. Mon plaisir de fréquenter
de nouveau ce parcours aujourd'hui tient justement
grandement au fait que je n'y étais pas revenu
depuis longtemps. Histoire
de me replonger un peu plus dans mes doux souvenirs,
je m'arrête à Villiers-en-Désoeuvre,
la toute première commune du département
de l'Eure et donc de Normandie en venant de chez moi,
et aujourd'hui la toute dernière commune avant
de retrouver l'Île-de-France. À la boulangerie-pâtisserie
face à l'église, j'achète une dizaine
de cookies faits maison et, gourmand, les déguste
un à un sans attendre ! Merveilleux ! Dans
les Yvelines, je suis réellement ému de
revoir tous ces villages - Bréval, Longnes, Septeuil,
Thoiry, Neauphle-le-Vieux - qui, peut-être plus
encore que mon baptême normand d'il y a neuf ans,
me rappellent surtout mon irréelle expédition
à Honfleur (en février 2002) qui me les
avait également fait traverser. J'avais découvert
ce jour-là l'euphorie et la fatigue de conduire
une mobylette sur plus de quatre cents kilomètres
en une seule journée, et
l'infini bonheur de m'offrir ainsi un passionnant aller-retour
à la mer ! Comment oublier de tels moments magiques
? Et comment donc ne pas se les remémorer en
repassant par ici ? Plus
je me rapproche de la maison, plus les routes me sont
connues. La fin du parcours, par Maurepas et la vallée
de Chevreuse, m'apparaît donc plus classique.
En retrouvant ma maison, j'exulte bien entendu d'avoir
de nouveau tracé un vaste sillon triangulaire
dans le nord-ouest de la France au cours de ces six
derniers jours, d'avoir été présent
aux côtés des amis de Benoît pour
encourager ce dernier au moment de son Grand Départ, puis
d'avoir partagé avec lui ce fragment d'aventure.
Je sais surtout que je vais désormais suivre
quotidiennement, grâce à son site, l'avancement
de son projet surhumain : puisse-t-on le comparer à
un repas pantagruélique avec les îles britanniques
en guise de hors d'oeuvre, l'Amérique du nord
pour plat de résistance et l'Amérique
centrale pour dessert ! Alors bon appétit Deniol
!
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de page
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14-18 mai (5
j.)
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ARDÈCHE rassemblement
annuel du forum Tmax-mania
|
1
266
km
|
4
NUITS : Dompierre-sur-Besbre (hôtel) - Vogüé
(x2 - village de vacances) - Dompierre-sur-Besbre (hôtel)
|
INTRODUCTION
Pour
mémoire, Tmax-mania est le nom d'un forum sur
internet qui rassemble
des propriétaires ou de simples admirateurs du scooter
Yamaha Tmax de 500cc (soit dix fois plus puissant que
la brave Jeannette). L'année dernière,
interpellés par mon site, certains de ses membres
m'avaient contacté et nous avions très
rapidement sympathisé en communiquant par le
réseau. Quelques semaines plus tard, et le temps
d'une journée, nous organisions cette fois une
véritable rencontre : le rendez-vous avait été
fixé à Longpont-sur-Orge et, formant un
groupe d'une dizaine de personnes, nous étions
partis à l'assaut des curiosités touristiques
du sud de l'Île-de-France par de petites routes
de campagne (voir balade en Essonne 2008). J'avais bien sûr
été amusé, au guidon de Jeannette,
d'avoir à guider ce petit convoi de scooters
tellement plus imposants qu'elle ! Chaque
printemps - en variant le lieu d'une année sur
l'autre -, les responsables du forum Tmax-mania organisent
un rendez-vous d'envergure afin de rassembler les membres
de cette tribu virtuelle par dizaines et dizaines !
Cette année, la destination choisie était
l'Ardèche, et plus précisément
le village de Vogüé dans les environs d'Aubenas.
(On remarquera au passage la coïncidence de la
ressemblance entre le nom de ce village et celui du
modèle de mon cyclomoteur, un Peugeot Vogue !)
Un week-end complet avec hébergement en village
de vacances était prévu. Lorsque
j'ai exprimé aux organisateurs de cet événement
mon souhait de venir y participer, avec Jeannette bien
entendu, non seulement ils reçurent ma demande
favorablement, mais en plus ils décidèrent
de me consacrer «
invité
d'honneur » de cette édition 2009 de leur
traditionnel rassemblement ! Ils étaient prêts
à m'accueillir à bras ouverts ! Comme
j'en fus honoré, c'est le cas de le dire ! Décidément,
les kilomètres de Ginette et de Jeannette avaient
réussi à faire rêver bien des gens,
tout à fait indépendamment de leur âge
ou la cylindrée de leur véhicule. Quelle
plus grande satisfaction pouvais-je souhaiter ? Sur
le forum Tmax-mania, dans tous les articles qui avaient
trait à ces retrouvailles tant attendues en Ardèche,
on pouvait lire et relire « du 15 au 17 mai
».
Le premier et le troisième jour devaient en réalité
permettre aux uns et aux autres d'effectuer les trajets
aller et retour pour rejoindre Vogüé ; les
esprits se focalisaient donc avant tout sur la journée
du samedi 16 où une assez grande balade était
prévue pour découvrir la région.
Jeannette, elle, avait besoin d'une fenêtre de
calendrier un peu plus large. Sa paisible allure
m'obligeait de partir un jour plus tôt et de rentrer
un jour plus tard que le reste de la troupe. Mais, à
l'opposé de ce qu'imagineraient trop vite certains,
je ne perçus pas du tout cela comme une contrainte
! Quatre jours de route en tout pour seulement une journée
complète là-bas ? Cette perspective-là,
pour moi, signifiait toujours cinq jours de bonheur
! Au
fait, sauriez-vous deviner le nombre total de participants
inscrits à ce week-end ?
LONGPONT-SUR-ORGE
- DOMPIERRE-SUR-BESBRE (14
mai, 315 km) 34
PHOTOS
Vous
souvenez-vous des toutes premières photos du
voyage à Londres avec Ginette en mai 2006 ? La
rue battue par la pluie était tristounette et
ne donnait guère envie de partir faire de la
mobylette. Eh bien je pourrais immortaliser exactement
la même ambiance en ce jeudi matin. La météo
consultée hier n'était pas pour me réjouir,
mais après tout je m'en moque un peu. Quelques
épaisseurs, un bon manteau, un pantalon k-way
de qualité, et tout le reste est dans la tête.
Justement, entre le récent trajet très
pluvieux vers la Vendée et celui qui m'est encore
réservé aujourd'hui, je me laisse définitivement
convaincre de me raccrocher à un brin de philosophie
: si ne venaient jamais s'amonceller de sombres et menaçants
nuages au-dessus de nos têtes, ne serions-nous
pas privés de l'immense plaisir de voir le ciel
bleu revenir ? De même, si les nuages ne nous
pleuraient jamais dessus, ne serions-nous pas privés
de cette grande fête intérieure que l'on
ressent lorsque la pluie cesse de tomber comme par miracle
? Alors en route et pas de chichis ! L'an
dernier, c'est à La Ferté-Alais que mes
amis « Tmax » et moi nous étions quittés
après notre journée de balade en Essonne,
et le hasard veut que je reprenne ce matin la direction
de cette petite ville avant de poursuivre vers Milly-la-Forêt
puis Nemours. D'habitude, je me parle beaucoup à
voix haute dans mon casque, mais pas aujourd'hui. Il
faut dire que je n'exclue pas, dans un petit coin de
ma tête, l'éventualité de rallier
l'Ardèche d'une seule traite, sans m'arrêter
dormir au long de ces 630 kilomètres. Alors je
m'économise en quelque sorte, je préserve
ma voix pour cette nuit si besoin. Par contre, comme
toujours je réfléchis beaucoup au fil
du trajet, à une multitude de choses, je laisse
libre cours à des associations d'idées,
dans la campagne je ne quitte pas la route des yeux
mais je laisse ma pensée s'en détourner,
puis y revenir, je perds un peu la notion du temps. Contrairement
au jour où j'avais été tenu d'arriver
en Vendée avant 19 heures pour la fête
de départ de « Deniol », là je
ne me sens pas pressé. Alors, malgré les
averses intermittentes, je n'hésite pas à
m'arrêter prendre des photos. Tout au long de
la journée, les nuages et moi joueront à
« je t'aime moi non plus ». Les images en témoignent
! Mais même lorsqu'ils deviennent particulièrement
obscurs, je suis si ravi d'être sur la route que
je ressens comme un grand ciel bleu à l'intérieur
de moi ! Jeannette progresse
certes lentement mais, après plusieurs heures,
le dépaysement est bien là une fois de
plus. Après Montargis, je retrouve Rogny-les-Sept-Écluses,
le canal de Briare et la Puisaye. Tout l'ouest de la
Bourgogne va défiler. D'abord l'Yonne, ensuite
la Nièvre où j'atteins maintenant des
routes qui me sont parfaitement inconnues. Elles me
font successivement traverser Donzy, Châteauneuf-Val-de-Bargis,
Prémery, Saint-Benin-d'Azy, La Machine. Outre
les ravitaillements en essence, je marque de temps en
temps de petites pauses pour grignoter un peu. À
Decize, ville résolument mariée avec l'eau,
je franchis en l'espace de trois ou quatre kilomètres
le canal du Nivernais, l'Aron, la Vieille Loire, la
Loire et le canal latéral à la Loire
! En continuant mon chemin vers le sud-est, il va se
passer deux choses importantes : d'abord je quitte la
Bourgogne pour l'Auvergne et le département de
l'Allier, des noms qui me plaisent bien parce que les
échos du sud y résonnent davantage et
m'encouragent ; ensuite je constate hélas que
mon feu avant a cessé de fonctionner, l'ampoule
a dû griller et je n'en ai pas d'autre. Il fait
encore bien jour mais cette fois je suis bel et bien
contraint de trouver un endroit où dormir. Je
ne m'en formalise nullement, je ne suis pas déçu,
je prends les choses comme elles viennent. J'atteins
quelques instants plus tard la ville de Dompierre-sur-Besbre
qui, selon mes calculs, doit correspondre à peu
de choses près à la mi-parcours. Après
y avoir un peu tourné et viré, j'en trouve
l'hôtel le moins onéreux, à l'étage
du bar PMU ! Il y a de la place, une sorte de cagibi
bien caché attend d'accueillir Jeannette pour
la nuit, le contact passe bien avec la patronne,
ma chambre est petite mais extrêmement confortable
par rapport à ce dont je sais me contenter, et
surtout son radiateur tend les bras à mes quelques
vêtements mouillés ! Dans l'ensemble, j'ai
quand même été bien protégé
de l'humidité. À l'heure de dîner, je me régale en avalant
les dernières petites provisions que j'avais
emportées ! Et puis je me couche de relative
bonne heure.
DOMPIERRE-SUR-BESBRE
- VOGÜÉ (15
mai, 316 km) 36
PHOTOS
Vers
8 heures, je descends au bar de l'hôtel pour le
petit-déjeuner. J'y retrouve la gentille patronne
et nous discutons un peu. Je me délecte des éternels
croissants avec beurre et confiture, en plus d'un bon
chocolat chaud. Il pleut toujours. Un homme entre dans
le bar en tenant à la main le quotidien local,
« La Montagne », qui a titré en première
page à propos de la journée d'hier : «
Saint-Pourçain
sous des trombes d'eau ». Cela me donne une idée
du caractère exceptionnel des risques de précipitations
ces jours-ci. Et d'après les conversations qui me
parviennent, cela ne devrait pas vraiment s'arranger
aujourd'hui. Dans ce bar PMU, j'aperçois quelques
clients se livrer à des paris ou succomber à
la tentation d'acheter des billets de jeux de hasard.
Je les observe, les prends presque en pitié,
les juge esclaves d'espoirs beaucoup trop illusoires. Je
rends ma chambre, récupère Jeannette et,
avant de quitter Dompierre, fais escale à la
station service pour faire le plein d'essence. J'échange
quelques phrases avec la gérante et lui demande
notamment si elle sait ce que la météo
a prévu. « Oh, ça ne va pas s'améliorer.
- Même plus au sud ? - Eh bien, il y a un moment
où toute la France sera sous la pluie ! »
Rassurant. D'un autre côté, c'est aujourd'hui
que mes amis du forum Tmax doivent faire route vers
l'Ardèche, alors je ne serai sûrement pas
le seul à arriver trempé ce soir. Après
avoir passé Lapalisse, et en suivant la direction
du Mayet-de-Montagne, les premiers véritables
reliefs du Massif central apparaissent et je jubile
! La plus petite colline suffit à m'émerveiller.
« Je suis en Auvergne en mob ! En Auvergne
en mob ! » Hélas, le plafond nuageux est
bas et bride le regard : les points les plus élevés
sont masqués. Pour autant, je me prends littéralement
d'amour pour ces beaux modelés du terrain, ni
trop paresseux ni trop accidentés, autant que
pour toutes ces différentes teintes de vert qui les recouvrent. Quelque chose de
fort et de serein à la fois, de dynamique et de
paisible, se dégage de ce paysage. J'aime ! Certaines
portions de mon itinéraire se révèlent
assez sinueuses et m'offrent d'entrevoir, au bord de
la chaussée, des ruisseaux ou de minuscules cascades. Je
pénètre en région Rhône-Alpes
et dans le département de la Loire au niveau
de Laprugne. La pluie, légère
ou forte, ne me quitte pas. Elle ne s'arrête
que très rarement. Lorsque cela se produit, je
me mets à espérer très fort que,
dorénavant, je ne cesserai de passer entre les
gouttes. Je me doute bien que les
nuages continueront à se déplacer mais
je me mets à parier sur la chance qu'il pleuve
devant ou derrière moi, à gauche ou à
droite, mais pas sur moi ! Parier sur la chance ? Parier
? N'était-ce pas ce que faisaient les clients
du bar dont je condamnais le comportement ce matin-même
? Comme quoi, on a plus vite fait qu'on ne le croit
de ressembler à ceux que l'on juge ! Cette pensée
m'amuse soudain beaucoup.
Aux
alentours de Boën, je me dis : « Allez, quand
j'arriverai à Montbrison, dans vingt kilomètres,
il s'arrêtera définitivement de pleuvoir.
»
À Montbrison, il pleut toujours, alors je me
dis : « Bon, quand j'arriverai à Firminy,
dans quarante kilomètres, il s'arrêtera
définitivement de pleuvoir. » À Firminy,
il pleut toujours, alors je ne me dis plus rien, sauf
plus tard, quelques kilomètres avant Montfaucon-en-Velay
: « Ce serait bien s'il s'arrêtait définitivement
de pleuvoir à Montfaucon. » En arrivant à
Montfaucon, il pleuviote toujours. Dans le centre de
cette petite ville, je repère une boulangerie-pâtisserie
où je décide d'aller acheter deux ou trois
réjouissances gustatives ! Et lorsque je sors
de la boutique, il ne pleut plus... et ce sera définitif
! « Je l'avais bien dit ! » À cette joie
va s'ajouter celle d'observer la chape nuageuse
se déchirer lentement au cours des heures suivantes, et
de revoir enfin du bleu ! Décidément,
quelle couleur merveilleuse ! La vue de cet horizon
qui s'ouvre au loin me rappelle ces histoires pour enfants,
où les héros doivent traverser des terres
hostiles pendant des jours et des jours pour pouvoir
atteindre leur merveilleuse et lumineuse terre promise
! J'ai l'impression d'arriver enfin en vue de ma Vallée
des Merveilles à moi ! Mon excitation sera plus
grande encore lorsque l'ombre de Jeannette et la mienne
réapparaîtront progressivement sur le bitume.
(J'ai l'habitude de surnommer le soleil « Marcel
»,
alors à partir de maintenant... « chauffe
Marcel » !). Les
paysages, quant à eux, gagnent encore en majesté.
Les collines prennent de l'altitude, les roches sous-jacentes
commencent à affleurer, les vallées se
creusent. À cet instant, je
me dis qu'il aurait été dommage - pour
ne pas dire stupide - de suivre mon idée de rallier
l'Ardèche en une seule étape : je serais
passé ici de nuit et n'aurais rien pu apprécier
de tout cela, de ce poétique retour d'une luminosité
qui nous semble alors tellement salvatrice ! Merci donc,
chère ampoule du feu avant, d'être tombée
en panne hier ! Je te dois une fière... chandelle
! J'étais repassé en Auvergne mais dans
la Haute-Loire cette fois, mais après Tence
et Le Chambon-sur-Lignon, une pancarte me souhaite enfin
la
bienvenue en Ardèche ! Délicieux moment
à vivre. Mais ne faut-il pas s'abstenir de vendre
la peau de l'ours ? La première commune ardèchoise
que je traverse est Saint-Agrève, et au moment
d'en sortir je vais être obligé de constater
que mon pneu avant est presque à plat ! Allons
bon, une crevaison à 80 km de l'arrivée
! Pendant quelques instants, je suis à deux doigts de paniquer, obsédé
par l'idée que je ne vais peut-être
pas pouvoir atteindre mon but pour une raison aussi
bête ! Mais je garde quand même mes esprits
et sors de mon top-case l'objet dans lequel je place
tous mes espoirs : une bombe anti-crevaison ! Avant
de l'utiliser, je lis plutôt deux fois qu'une
les consignes pour l'employer correctement, puis les
applique à la lettre. Tout va se passer comme souhaité
: le liquide de la bombe pénètre bien
dans le pneu, celui-ci se durcit fortement, alors sans
perdre de temps je reprends ma route puisqu'il est recommandé
de parcourir tout de suite des kilomètres. D'ailleurs,
la suite de mon itinéraire, une très longue
descente toute en lacets vers Le Cheylard, va me permettre
de vérifier tout de suite l'adhérence
du pneu dans les virages. Tout se passe bien, l'aventure
peut continuer !
Le
ciel comme la terre deviennent de plus en plus beaux.
L'ascension du Col de Mézilhac, point culminant
de mon parcours (et de la carrière de Jeannette
pour l'instant), à 1119 mètres d'altitude,
est d'ailleurs splendide ! Sur son versant opposé
s'ouvre à présent la vallée de
la Volane que la route suit jusqu'à Vals-les-Bains.
L'arrivée est de plus en plus imminente, mon
excitation s'accroît à chaque kilomètre
! Je contourne Aubenas sans difficultés et trouve
tout aussi facilement la direction du village de Vogüé,
situé à une dizaine de kilomètres
plus au sud. Lorsqu'il se dévoile enfin à
moi, je m'arrête prendre quelques photos, et c'est
alors que je vois passer trois scooters Tmax ! Il n'y
a plus de doute, le terme de cette excursion est très
proche, aussi bien dans l'espace que dans le temps ! En
effet, un petit kilomètre plus loin j'atteins
le village de vacances où est fixé le
rendez-vous. Au moment où je gare Jeannette sur
la petite esplanade d'accueil et où j'éteins
enfin son moteur, le petit comité de réception
installé ici - formé des organisateurs
du rassemblement - m'applaudit ! Et c'est parti pour
toute une soirée de rencontres amicales, de bavardages
sympathiques, d'échanges très conviviaux.
Apéritif autour d'un bar improvisé, dîner-buffet
au réfectoire du centre de vacances, puis retour
à notre bar : tout est propice aux discussions
! Je ne manque évidemment pas d'exposer Jeannette
à la vue de tous. Aux côtés des
Tmax, plus longs, plus larges, plus hauts, plus impressionnants,
elle attire forcément l'attention et les curieux
! C'est donc avec plaisir et honneur que
je réponds à toutes les questions que
l'on me pose au sujet de ce trajet de deux jours - deux
fois dix heures de route - que mon endurant destrier
m'a permis d'accomplir. Dernière
chose : ceux qui sont venus de Paris en Tmax, en six
à sept heures par l'autoroute, n'auront finalement
pas du tout reçu de pluie. Ils seront passés
entre les gouttes. Peut-être auraient-ils
dû s'arrêter miser au PMU de Dompierre-sur-Besbre
!
JOURNÉE
DANS LES ENVIRONS DE VOGÜÉ (16
mai, 1 km) 52
PHOTOS
Nous
sommes tous priés de ne pas nous lever trop tard,
non seulement vis-à-vis de la plage horaire à
respecter pour aller prendre le
petit déjeuner au réfectoire,
mais surtout pour que nous puissions partir tous ensemble
à 9 heures pour la grande balade - d'une centaine
de kilomètres - prévue aujourd'hui par
les organisateurs. Le ciel est parfaitement
bleu, le soleil étincelant, quelle chance ! Au
fur et à mesure que chacun finit de se préparer,
la foule grossit sur l'esplanade du village de vacances,
foule d'hommes, de femmes aussi, et de scooters bien
sûr. Combien
de participants en tout ? Un peu plus de deux cents,
pour entre cent cinquante et cent quatre-vingts machines
d'après ce que l'on me dit ! Et mon estimation
visuelle ne niera pas ces chiffres ! C'est hallucinant
! Je suis absolument certain de ne jamais avoir vu autant
de deux-roues motorisés à la fois ! Un
véritable peloton de Tour de France, les moteurs
en plus. Je pense que les photos parlent d'elles-mêmes. Tout
le monde se regroupe donc, le bruit de fond s'amplifie,
les appareils photos sont dégainés et
mitraillent. Juste avant le départ, les organisateurs
rappellent les consignes de sécurité à
ne surtout pas négliger pour éviter tout
incident. Eux vont devoir jouer un rôle très
important tout au long du parcours, à tel point
qu'ils ne pourront guère profiter du paysage
: après avoir obtenu les autorisations nécessaires
auprès des municipalités concernées,
ils devront à tour de rôle bloquer la circulation
à chaque carrefour, et entretemps remonter le
troupeau « comme des balles » pour réitérer
l'opération au carrefour suivant. Bien
entendu, même si un tel groupe se voit nécessairement
ralenti par sa force d'inertie, Jeannette ne pourrait
pas suivre le rythme qui sera donné. Il est donc
convenu que je laisse aujourd'hui mon Vogue à
Vogüé et que je monte à l'arrière
d'un Tmax. C'est Louis, alias « Scootman »,
des Pyrénées-Orientales, qui très gentiment propose de me conduire ce
matin. Le parcours
de cette balade tant attendue consistera en une boucle
dans cette partie sud de l'Ardèche. Dès
le premier arrêt, face au merveilleux décor
du village de Balazuc, blotti dans des gorges de l'Ardèche,
nous sommes mis au parfum. Mais ces gorges-ci ne sont qu'un hors-d'oeuvre par rapport aux plus
grandes - et plus célèbres - que nous
emprunterons à partir de Vallon-Pont-d'Arc. Entretemps,
nous montons au rocher de Sampzon, à 380 mètres
d'altitude, d'où nous pouvons embrasser du regard
tous les alentours. Les Gorges de l'Ardèche,
avec un grand « G », nous accueillent donc en
fin de matinée. Après avoir aperçu
le Pont-d'Arc, une monumentale arche rocheuse naturelle,
la route nous fait remonter sur le plateau. Nous effectuons
là notre pause déjeuner, utilisant pour
parking un vaste terrain vague et profitant d'un belvédère
à couper le souffle sur ce tronçon grandiose
de la rivière ! Le village de vacances nous a
distribué des pique-niques. Bavardages en tous
genres reprennent. Avant
de poursuivre le cours de notre virée, tous les
Tmax sont très méticuleusement parqués
les uns à côté des autres, formant
alors deux rangées pour le moins spectaculaires
! Cette opération aura bien sûr pris un
temps considérable, mais c'est vrai que l'effet
final est inédit. Parmi nous, quelques journalistes de
magazines de motos immortalisent
la scène.
L'après-midi,
je change de chauffeur et monte alors derrière
Manu, venu d'Ille-et-Vilaine. Nous remontons vers le nord et traversons le Plateau
des Gras par des routes sinueuses et assez étroites.
En conséquence, notre « serpent » s'étire
davantage encore, peut-être bien sur trois ou
quatre kilomètres en tout ! Je pense que cinq
bonnes minutes séparent la « tête de
la course » des « lanternes rouges », mais
tout cela n'a bien sûr rien à voir avec
un rallye sportif. Chaque fois que nous traversons un
village, les habitants nous observent, médusés
; certains nous sourient et nous saluent tandis que
d'autres sont sûrement impatients que nous leur
rendions leur tranquillité. Après
un autre petit arrêt devant un surprenant site
à falaises, nous revenons à des routes
plus importantes pour rentrer à Aubenas. Comme
cela était prévu, le gérant du
magasin Yamaha de la ville nous accueille une petite
heure. Une buvette nous y propose quelques rafraîchissements.
(Le soleil cogne toujours dur.) Enfin, nous regagnons
tous le village de vacances de Vogüé. Le
programme des réjouissances n'est d'ailleurs
pas terminé ! D'abord,
une élection est destinée à honorer
le plus beau des scooters Tmax présents : quinze candidats y inscrivent leur monture et
je n'allais pas manquer cette opportunité ! Je vais faire les yeux doux aux organisateurs qui acceptent que Jeannette
concoure également ! On lui décernera la très
honorable sixième place ! La tombola, quant à elle,
permet à certains d'entre nous de gagner des
cadeaux ; le premier prix est un véritable scooter
Tmax neuf et fera bien évidemment le bonheur
(jusqu'aux larmes même) du détenteur du
ticket gagnant ! Certains m'ont gentiment assuré
que j'aurais mérité qu'on me l'offre,
ce fameux scooter, mais en réalité je
n'en aurais pas particulièrement sauté
de joie. Car, on pourra dire ce que l'on voudra, sans
rien ôter de ma grande sympathie envers eux tous,
le Tmax reste extrêmement différent du cyclomoteur,
à l'esprit duquel je tiens à rester fidèle.
Et quand bien même je viendrais à lui être
infidèle, ce serait pour me déplacer plus
lentement encore ! Comme
hier, la soirée se poursuit par le buffet du
dîner. J'y mange avec mon grand ami William et
nous parlons alors de tout ce qui nous passe par le tête
au sujet du deux-roues et de la passion qu'il peut susciter. Enfin nous
nous retrouvons tous auprès de notre bar improvisé.
Avant d'aller me coucher, je vais m'asseoir quelques
instants dans l'obscurité au bord de l'Ardèche qui baigne le bas
du terrain. Au terme de cette journée où
tant de moteurs auront vrombi dans mes oreilles, la
nature, elle, me crie de savourer le son à la
fois feutré et puissant de toute cette eau qui coule et qui court.
VOGÜÉ
- DOMPIERRE-SUR-BESBRE (17
mai, 322 km) 18
PHOTOS
Comme
hier matin, nous nous levons tous aux alentours de 8
heures et allons avaler notre petit-déjeuner.
Certains consultent la météo grâce
à leurs téléphones portables connectés
à Internet. En songeant aux six à sept
heures qu'ils mettront pour rentrer, ceux qui résident
comme moi en région parisienne réfléchissent
à l'itinéraire optimal pour éviter les
quelques pluies prévues sur le Massif central.
Avec Jeannette, de tels réajustements de la route
à suivre n'auraient guère de sens, non
seulement parce que le menu du jour est déjà
suffisamment chargé en kilomètres, mais
aussi parce que, quel que soit le détour que
je prenne, les nuages auraient de toute façon
vite fait de me rattraper ! Alors je ne change rien
à mes plans ; d'ailleurs le soleil brille toujours
ce matin et la journée s'annonce quand même
bien mieux que celle de mon départ ! Je
prends le temps de dire au revoir aux organisateurs
et à mes principaux amis et lève l'ancre
vers 9 heures. Deux nouvelles journées de route
m'attendent donc, en reprenant exactement le même
itinéraire qu'à l'aller, le plus court. Le beau temps est donc de la partie et
les routes de moyenne montagne, dans l'Ardèche
puis la Haute-Loire, se parcourent très agréablement.
En outre, cette lumière, plus belle qu'avant-hier,
m'incite à m'arrêter de nouveau à
certains endroits pourtant déjà photographiés
: ils sont en effet bien plus mis en valeur ce matin.
La
longue ascension jusqu'au col de Mézilhac est
encore une fois un régal. Dans la descente par
contre, je m'aperçois que le pneu avant de Jeannette,
qui avait crevé vendredi et que j'ai réparé
avec une bombe, est légèrement dégonflé.
Il faudrait que je vérifie sa pression mais je
traverse des régions peu urbanisées et
nous sommes dimanche, alors il ne sera pas aisé
de trouver une station pouvant me rendre ce service.
En attendant, je fais attention en me penchant dans
les virages et je surveille. En
milieu de matinée, je m'arrête au bord
de la route pour répondre à une envie
pressante, et alors j'entends un fort bruit soudain
: Jeannette ne devait pas être très stable
sur sa béquille, ou bien il y a eu un souffle
de vent, et elle vient de tomber. Rien de grave heureusement,
je redresse la fourche et remets en ordre le
top-case qui s'est ouvert dans la chute. En revanche,
le rétroviseur gauche s'est un petit peu dévissé
et je n'ai pas sur moi la clé nécessaire
pour arranger cela. Alors, pendant tout le reste de
la journée, je maintiendrai mon pouce ou mon
index sur lui pour le maintenir en place, sans que cela
me dérange trop. Au
Chambon-sur-Lignon, je marque la traditionnelle pause-boulangerie
pour trouver de quoi me sustenter et je déguste mes
achats sur la place du village. C'est ensuite en descendant
sur Firminy et son agglomération, près
de Saint-Étienne, que je réussirai à
remettre à niveau la pression de mon pneu avant et à me soulager donc de ce petit stress.
Les kilomètres défilent tranquillement.
Les villes et les villages traversés à
l'aller se succèdent à l'envers, Jeannette
fait comme toujours preuve d'une magnifique endurance,
je ne m'ennuie pas, je songe à bien des choses,
me parle à haute voix, chante, récite
quelques poèmes. J'alterne des routes assez importantes,
entre Saint-Just-Saint-Rambert et les environs
de Noirétable en passant par Montbrison et Boën,
et d'autres plus petites et bien moins rectilignes, comme
du côté de Champoly, de Saint-Priest-la-Prugne
et du Mayet-de-Montagne. Lapalisse
marque la sortie finale de ces reliefs du Bourbonnais,
de même qu'elle en avait marqué l'entrée
vendredi. Une bonne heure plus tard, après avoir
essuyé quelques gouttes peu méchantes,
je retrouve Dompierre-sur-Besbre
et me rends immédiatement à l'hôtel-bar
où j'avais dormi l'autre jour. La patronne me
reconnaît, elle est surprise de me voir déjà
de retour. (Elle dit ne pas bien situer l'Ardèche
quand je lui en parle mais elle devine que j'effectue
beaucoup de kilomètres par rapport au temps que
j'aurai passé là-bas.) Elle m'attribue
une nouvelle chambre car elle n'a pas encore eu le temps
de ranger celle où j'ai dormi la première
fois ! Nous plaçons de nouveau Jeannette dans
le petit cagibi. Cette
gérante, avec qui je sympathise un peu, trouve une
demi-baguette et quelques tranches de jambon pour me préparer un sandwich qui, avec une boisson,
fera office de dîner. Puis je sors dans la rue
et j'assiste alors à l'apparition de l'un des
plus amples et intenses arcs-en-ciel vus
dans ma vie. Majestueux !
DOMPIERRE-SUR-BESBRE
- LONGPONT-SUR-ORGE (18
mai, 312 km) 6
PHOTOS
Alors
que tous les participants de ce rassemblement ont depuis
hier soir retrouvé la chaleur de leur demeure,
et tandis que le plupart d'entre eux reprend en
ce lundi matin le chemin de l'école, je veux
dire du travail, me voilà reparti sur la route
! Un petit plein d'essence et une nouvelle vérification
de la pression du pneu avant à la station de
Dompierre-sur-Besbre, et « en avant Guingamp »
comme ils disent là-bas ! Il ne pleuvra pas de
la journée cette fois.
Dès
les premiers kilomètres, le fait de devoir toujours
maintenir en place mon rétroviseur gauche, qui
a continué à se dévisser petit
à petit au cours de l'étape d'hier, commence
cette fois à m'agacer. Je ne me vois pas conduire
comme cela pendant longtemps, et puisque le week-end est terminé j'ai bon espoir de
trouver un petit garage, espoir qui va bien vite se
concrétiser, à l'entrée du village
de Beaulon. Il s'agit vraiment d'une petite entreprise.
D'ailleurs, lorsque je vais me présenter à
la réception, il n'y a personne. Mais un mécanicien
arrive bientôt et je lui demande si je peux lui
emprunter une clé de 13 quelques secondes. Il
accepte et je peux donc enfin discipliner ce rétroviseur
turbulent ! Toujours
sur cette route qui me ramène vers Decize où
je regagnerai la rive droite de la Loire, je suis surpris
à un moment de trouver un rondin de bois au milieu
de la route, de plusieurs centimètres de diamètre
et d'une bonne cinquantaine de centimètres de
long. Suffisamment gros, donc, pour pouvoir causer un
sérieux accident, notamment à un motard
qui arriverait à vive allure. Je le dégage
donc vers l'herbe du bas-côté, je repars
et, deux ou trois cents mètres plus loin, une
autre bûche ! Pareillement, je l'écarte
de la chaussée. J'en verrai deux ou trois autres,
sur ma voie ou bien sur celle de gauche. Je me demande
bien comment ces morceaux de bois ont pu atterrir ici
; ils seraient probablement tombés d'un camion
ou d'un tracteur. Je m'improvise donc « éboueur
de la route » durant quelques minutes, conscient
de réaliser là une bonne action. La
route s'avale sans difficulté à travers
le Nivernais puis la Puisaye. Comme hier, je m'arrête
de temps en temps pour reprendre en photo des lieux
ou des monuments sous un bien meilleur jour qu'à
l'aller. Une fois dans la campagne de l'Yonne, je me
lance le raisonnable défi de couvrir la plus
grande distance possible en soixante minutes exactement. Pour cela,
non seulement je ne marque aucune pause dans cet intervalle
de temps, ce qui n'a rien d'exceptionnel, mais surtout
j'essaye de rouler toujours à la vitesse maximale
de Jeannette, me penchant même très souvent
pour réduire la prise au vent. Et si j'ai écrit
que ce défi était raisonnable, c'est parce
que le moteur bridé de ma machine n'aurait de
toute façon jamais
risqué de m'envoyer dans les décors !
Je vous laisse en juger par vous-même à la
lecture de mon honorable score : 41 kilomètres
!
Cela signifie donc une vitesse moyenne de 41 km/h en faisant de mon mieux. On comprend pourquoi ce
chiffre tombe à environ 32 km/h lorsqu'on inclue les
pauses ! Certains jours, il faut bien le reconnaître,
l'énergie de Ginette me manque tellement !
En
retrouvant enfin les vastes horizons du Gâtinais
-
qui contrastent tant avec les vallées dominées
par le col de Mézilhac pour ne citer qu'elles
-,
je me mets à réfléchir sur ces
périples assez inhabituels dans lesquels j'aime
tant me lancer, sur ces dizaines d'heures de route dont
pourtant je me régale, sur cette philosophie
du voyage que je me suis forgée au fil des ans
au guidon de Ginette puis de Jeannette. Je repense notamment
à tous mes amis conducteurs de Tmax, à
leur visage éberlué lorsque je leur parlais
de mes étapes et à ce qu'ils m'ont dit.
Souvent, après leurs gentilles félicitations,
la même phrase revenait : « Moi je ne pourrais
pas ! » Et en méditant sur cela, je me dis
que si tant de motards - parmi eux comme parmi d'autres
- ne parviennent pas bien à se figurer ce que
cette façon de flâner représente
véritablement ou à comprendre quel plaisir
on peut retirer d'elle, c'est justement parce qu'ils essaient
de l'interpréter à la lumière de
ce qu'ils connaissent le mieux, c'est-à-dire
leur vécu de motards. Mais à
mon sens ce n'est pas la bonne clé de lecture,
la bonne perception, celle qui leur permettrait de déchiffrer
ce qui leur apparaît parfois si crypté.
Car, sur une selle de cyclomoteur, je ne me suis jamais
tellement senti motard, pas plus que je ne m'y suis
senti cycliste. Un exemple très simple pour illustrer
ces dires : sur une moto, la fatigue liée à
la vitesse, au bourdonnement du vent, à
la pression de l'air sur le casque, au gabarit de la
machine, à la concentration requise, croît
de façon exponentielle par rapport à ce
qu'indique l'aiguille du compteur. Au point que moi-même
serais sûrement bien incapable de conduire une
moto à 100 km/h pendant dix heures d'affilée,
du moins d'y prendre du plaisir. Ce week-end m'en aura
donc définitivement convaincu : la « mob
»
constitue bel et bien un monde à part, elle ne
peut s'apparenter à aucun autre moyen de transport
; elle a son esprit propre et celui-ci n'est pas une
sous-catégorie d'un esprit plus vaste ou plus
répandu.
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de page
|
5-10 juin (6
j.)
|
MANCHE 65e
anniversaire du Débarquement
|
687
km
|
5
NUITS : Blosville (x5 - ami)
|
INTRODUCTION
Emmanuel,
résidant près du village historiquement
célèbre de Sainte-Mère-Église,
m'avait contacté pour la toute première
fois en décembre 2007. Dans ce premier message
déjà, il m'invitait à faire escale
chez lui si je projetais par hasard de venir visiter
sa région ou bien si je cherchais à faire
une halte sur le chemin de la Grande-Bretagne. Quelques
échanges de courriers électroniques, au
cours de l'année 2008, nous ont permis de sympathiser
petit à petit, et c'est ainsi qu'Emmanuel me
parla de ses deux grandes passions : les voyages aux
quatre coins du monde et le radioamateurisme. À
Noël 2008, il me répéta que sa porte
m'était grande ouverte pour le couvert comme
pour le gîte, et dès ce moment-là
il m'écrivit même : « N'oublie
pas que début juin, nous avons les fêtes
du Débarquement avec les voitures de collection
et parachutage. De plus, cette année ce sera
le 65e anniversaire alors ce sera une belle
occasion de venir, non ? » M'apprêtant
à m'octroyer une année sabbatique dont
le programme promettait déjà d'être
très chargé, mais touché par sa
proposition et son insistance, j'acceptai. Je me réjouis à
l'idée de rencontrer enfin Emmanuel qui semblait
bien décidé à m'accueillir en grande
pompe, et dans le même temps, si je connaissais
déjà un peu cette région des plages
du Débarquement, je n'avais encore jamais eu
l'opportunité d'y assister aux festivités
commémoratives du « jour le plus long ».
Cela méritait certainement le déplacement
!
LONGPONT-SUR-ORGE
- BLOSVILLE (5
juin, 344 km) 20
PHOTOS
Cette
fois, la météo ne me jouera pas de vilain
tour et sera conforme à la saison. Quel plaisir
alors, quel soulagement, quelle sérénité
j'éprouve à conduire tout au long de cette
étape ! J'ai appris à supporter la pluie,
certes, mais c'est quand même bien quand elle
prend congé ! Le trajet d'aujourd'hui se déroulera
donc sans aucune encombre et j'aurai plaisir à
m'arrêter prendre quelques photographies. Soulignons
également que, pour m'occuper sur la route, j'ai
imprimé et accroché au guidon de Jeannette
une feuille de papier sur laquelle figurent les titres
des cent vingt-six poèmes que j'ai appris jusqu'à
présent. (Depuis un an, c'est mon grand jeu.)
Prévoyant donc de les réviser en conduisant,
en les récitant à haute voix dans mon
casque, je ne m'aiderai de cette feuille que pour être
certain de n'en omettre aucun. Tel
le miroir de mon retour d'Évreux après
y avoir quitté Benoît Denieulle il y a
un mois, l'itinéraire de la matinée consiste
à remettre le cap vers là-bas, par le
même chemin. Au-delà, je continue à
suivre les routes quelque peu symboliques qui me menèrent
à Honfleur en février 2002 : Le Neubourg,
où je m'arrête savourer d'exquises pâtisseries,
Brionne puis la vallée de la Risle jusqu'à
Pont-Audemer. Peu après, je bifurque vers Pont-l'Évêque,
mais je me suis néanmoins suffisamment approché
de l'estuaire de la Seine pour apercevoir, au loin,
les sommets des deux pylônes du Pont de Normandie,
sur chacun desquels clignote une lumière blanche
de signalisation. Toute ma vie, la vue de ce pont me
rappellera beaucoup de souvenirs et m'émouvra. Cependant,
si j'ai effectué ce détour vers le nord
par rapport au trajet le plus direct entre Longpont
et Sainte-Mère-Église, ce n'était
pas pour le plaisir de voir clignoter ces deux pylônes,
mais pour me rendre dans le tout petit village de Saint-Benoît-d'Hébertot.
Qu'y a-t-il donc de si particulier à y voir ?
Réponse : un fromage ! Un fromage ? Et oui !
Mais pas n'importe lequel ! La Fromagerie de Maître
Pennec propose... la Ginette ! Sur leur site,
en plus d'une image, vous y lirez : « Ah la Ginette...
Un fromage crémeux et goût au maroilles
et munster qui vous coupera le souffle ». C'est
un ami qui, quelques semaines plus tôt, m'en avait
appris l'existence grâce à ce site internet.
Alors vous pensez bien que je tenais à saisir
la première occasion d'aller en acheter un !
Je trouve donc l'adresse, rencontre le commerçant
et lui demande par hasard : « Vous n'auriez pas
entendu parler d'une mobylette surnommée Ginette
et que l'on avait volée à Brest il y a
deux ans et demi ? » Il fronce les sourcils pour
plonger dans sa mémoire : « Euh... si...
cela me rappelle peut-être vaguement quelque chose...
»
Il comprend que c'était de mon cyclomoteur qu'il
s'agissait, alors je lui présente ma nouvelle
recrue offerte par Peugeot, la petite soeur de Ginette
! L'histoire l'amuse, on discute un peu, il me croit
difficilement quand je lui affirme que j'ai quitté
la région parisienne le matin-même mais
je le lui assure, et il finira même par me glisser
un autre petit fromage en guise de cadeau. Délicate
attention !
Reprenant
la route vers le Cotentin, je me laisse un peu surprendre
par le nombre de kilomètres : ayant estimé
à la louche qu'il y en avait trois cents depuis
chez moi, il faudra en ajouter trente à quarante,
c'est-à-dire une bonne heure supplémentaire
! En plus, je me perds un peu dans la traversée
de Caen. Peu importe, ce beau ciel bleu compense ! À
Caen justement, je croise de nombreux policiers à
moto et les abords de l'aéroport sont déjà
truffés de barrières : c'est ici qu'arriveront
demain matin Barack Obama et Nicolas Sarkozy avant de
rejoindre le cimetière américain de Colleville-sur-Mer,
au-dessus d'Omaha Beach. Je
ne longe pas le littoral mais traverse le bocage par
Tilly-sur-Seulles, Balleroy, Saint-Clair-sur-l'Elle
puis Saint-Jean-de-Daye. À partir de là,
le paysage change pour laisser place aux marais du Cotentin
et du Bessin, une région marécageuse dont
les particularités ont motivé la création
d'un Parc naturel régional. C'est
ainsi que j'atteins Carentan, ville relativement importante
située au coeur de cette zone de marais. Pour
rejoindre la commune où vit Emmanuel, Blosville,
je parviens à éviter la voie rapide par
de toutes petites routes. Et, comme on pouvait le prévoir
en approchant ainsi de Sainte-Mère-Église,
j'aperçois sur la route de plus en plus de Jeep
d'époque, vert olive, battant pavillon britannique,
américain, canadien ou néerlandais, se
suivant parfois même en convois dont le véhicule
balai est l'ambulance - d'époque elle aussi.
À bord, ils ont tous revêtus les uniformes
militaires de 1944, les mêmes que portaient dans
leurs régiments respectifs leurs parents, leurs
grands-parents ou simplement ces courageux soldats qu'ils
admirent sans pour autant leur être liés
par filiation. Devant de telles scènes, on comprend
que les festivités du 6 juin, dans la Manche
et le Calvados, on les vit plus qu'on n'y assiste !
C'est une ambiance, une atmosphère, un voyage
dans le temps. Mais nous ne sommes que le 5 juin et
je me dis alors que je ne suis pas au bout de mes surprises
! En arrivant à
Blosville, j'aperçois de loin les grandes antennes
de radioamateur d'Emmanuel, mais surtout je suis aidé
par un fléchage inédit (voir les photos).
Nous sommes ravis de nous voir et de nous dire que ce
projet de rencontre prévu depuis six mois
se réalise enfin ! Nous rangeons Jeannette dans
son abri de jardin et il me fait visiter sa maison.
Au cours de la soirée, je fais également
connaissance avec une partie de sa famille venue spécialement
pour l'occasion : sa soeur Florence, ses nièces Marguerite
et Clémentine, sa mère Marie-Thérèse
et l'ami de celle-ci,
Daniel. Nous nous retrouvons tous dans
le salon, devant le feu de la cheminée - il fait
beau mais pas si chaud - et nous faisons plus ample
connaisance. Je me lance notamment dans le récit
de l'histoire de Ginette, y compris de sa soudaine célébrité
médiatique, et je suis touché de constater
que cela suscite toujours autant d'intérêt
! Au dîner, nous
goûtons justement le fameux fromage « Ginette
».
Il est plutôt bon mais disons que la route fut
un peu longue pour lui... La prochaine fois que j'irai
en acheter un, je tâcherai de le déguster
de suite ! Après
le repas, nous nous rendons tous à Utah Beach,
la plus proche des cinq plages du Débarquement,
où doit être tiré un feu d'artifice
à la tombée de la nuit. Il y aura d'ailleurs
bien du monde à venir fouler le sable des dunes
et braver la très fraîche brise marine
pour assister à ce spectacle. Hélas,
nous sommes un peu trop éloignés des tirs
pour qu'ils nous apparaissent vraiment impressionnants,
mais là où notre admiration se trouve
forcée, c'est qu'il y a en réalité
plusieurs feux d'artifice identiques le long de ce littoral
bas-normand ! (La concavité du trait de côte
nous permet de distinguer les lueurs de la terre jusqu'à
Arromanches.) Nous rentrons à la maison et ne
veillons pas davantage : demain sera une grosse journée
!
PREMIÈRE
JOURNÉE
À BLOSVILLE ET DANS LES ENVIRONS (6
juin, 0 km) 30
PHOTOS
6
juin 2009 ! La Normandie fête donc aujourd'hui
le 65e anniversaire du débarquement
allié que ses plages ont accueilli dans la joie
comme dans la souffrance, et dont les protagonistes,
à partir de ce « jour J »,
sont entrés pour longtemps dans l'Histoire. Je me moque davantage
des anniversaires et des commémorations que lorsque
j'étais enfant, néanmoins j'ai conscience
que ce qui s'est passé ici-même en juin
1944 a fait basculer le cours de beaucoup de choses et, de
ce fait, je suis simplement curieux d'observer de quelle
façon un tel événement peut être
célébré. Le
programme des festivités, qui s'étend
sur plusieurs jours et a déjà commencé
depuis le début du mois, est riche, à
tel point qu'il est impossible de tout voir. Ce n'est
d'ailleurs pas notre objectif mais cela ne nous empêchera
pas de bien remplir nos journées, comme en témoignent
les photos. En ce samedi
matin, pour commencer, un défilé de Harley-Davidson
est
prévu sur la place de Sainte-Mère-Église.
Emmanuel et moi nous y rendons en voiture et découvrons
effectivement un cortège de cent soixante-dix
motos ! (Tiens, cela me rappelle vaguement quelque chose.)
Cela dit, elles ne sont pas contemporaines de la Seconde
Guerre mondiale mais récentes et même drôlement
rutilantes ! En file indienne, leurs propriétaires
arrivent sur la place et rangent leurs vrombissantes
bêtes d'acier les unes à
côté des autres. Mais plus que ce volumineux
ballet motorisé, c'est l'atmosphère de
cet endroit, à cet instant, qui m'interpelle agréablement. Les
innombrables banderoles de drapeaux tendues entre les maisons,
les hommes en uniformes d'époque, quelques odeurs
de frites, d'huile et de sauce tomate... Et puis toute cette
foule, toute cette ferveur qui en émane, ce souhait
collectif et palpable de recréer un petit quelque
chose de l'après-débarquement - du moins
tel que je me l'imagine -, lorsque la tension des combats
est retombée et que la population locale a réellement
fait
connaissance avec les Américains. En guise de
clin d'oeil à l'histoire, un mannequin représentant
John Steele (1912-1969) est suspendu par un semblant
de parachute
à l'un des angles du clocher de l'église.
C'est ainsi que j'appris qui était ce soldat
devenu une sorte d'icône : le hasard le fit s'accrocher
à l'édifice lors des parachutages sur
Sainte-Mère-Église dans la nuit du 5 au
6 juin 1944 et il dut rester dans cette délicate
posture pendant de longues heures. L'anecdote est notamment
relatée dans le film « Le jour le plus long
». Nous
rentrons à Blosville vers midi car un grand barbecue
est prévu chez Anna et William, les voisins anglais
d'Emmanuel, des gens absolument adorables. Entre la
famille et les amis des uns et des autres, nous serons
en tout une bonne trentaine - Anglais et Français
- à nous réunir chez eux pour partager
avec beaucoup de convivialité ce déjeuner
du 6 juin. Compétition amicale de chansons françaises
et anglaises parmi les plus célèbres,
match de rugby tout aussi amical dans
le jardin, petits jeux linguistiques, karaoké... On s'est drôlement
amusé tout en nous délectant de cet excellent
repas que nous avait préparé nos hôtes, si
bien que l'on n'a pas vu le temps passer ! Vers
19 heures, Emmanuel, sa famille et moi quittons cette
joyeuse bande d'amis (qui prolongeront la fête jusqu'à
une heure tardive) afin de nous rendre au Marché
couvert de Sainte-Mère-Église. Là,
chaque année, a lieu également un grand
barbecue mais celui-ci, payant et ouvert à tous,
est organisé par l'Alliance des Vétérans
Américains. Ce n'est pas tant pour son menu qu'il
présente un intérêt - poulet frites,
ketchup, moutarde, mayonnaise et vin de table -, d'ailleurs
nous n'avons plus du tout faim après un déjeuner
si copieux et si long, mais là encore c'est
son ambiance qui mérite le détour. Il
y a pas mal de monde, les nationalités et les
générations se côtoient, se mélangent,
et sur la scène installée pour l'occasion,
au pied d'un gigantesque drapeau américain, un
excellent groupe de musiciens rock en tenues militaires
anime la soirée. Lorsque
nous sortons, un feu d'artifice débute très
timidement au-dessus de la ville. Quelques pétards
éclatent en embrasant le ciel mais se taisent
après trente secondes. Dix minutes plus tard,
même chose, ainsi que dix autres minutes plus
tard. On se dit que l'on ne vas pas attendre autant
pour voir chaque fois si peu de feux projetés,
alors on rentre à la maison. Nous apprendrons
un peu plus tard, trop tard, que l'essentiel du spectacle
restait à venir et qu'un feu d'artifice de toute
beauté avait finalement été tiré.
Sans nous. Dommage. Mais rien n'est grave.
DEUXIÈME
JOURNÉE
À BLOSVILLE ET DANS LES ENVIRONS (7
juin, 0 km) 30
PHOTOS
Une
pluie humaine ! C'est l'image qui restera de cette journée
du 7 juin puisque son événement marquant fut ces nombreux
parachutages
à quelques kilomètres de Sainte-Mère-Église,
dans la campagne, au lieu-dit de La Fière où
se trouve justement un Mémorial des Parachutistes
de la Seconde Guerre mondiale. Ce spectacle, organisé
chaque année, est précisément
l'un des plus attendus et des plus appréciés
de l'ensemble des festivités commémoratives,
alors nous ne souhaitions pas le manquer ! C'est
à vélo que nous avons rejoint le site
de ces réjouissances, tous les sept (Emmanuel,
Florence, Marguerite, Clémentine, Marie-Thérèse,
Daniel et moi-même). Un ami d'Emmanuel nous avait
apporté son VTT l'avant-veille pour me le prêter.
Partis de Blosville sous un ciel gris mais sage, c'est
finalement sous des trombes d'eau que nous sommes arrivés
à La Fière après une petite demi-heure
de trajet, slalomant sur la fin parmi le peloton très
étiré de personnes à pied, venues
souvent en famille également. Tous, nous convergeons
donc vers le lieu du rendez-vous. Sur place, au pied
du mémorial, de nombreux véhicules d'époque
- essentiellement des Jeep - sont exposés pendant
que le stand des saucisses grillées et des frites
embaume l'atmosphère à plusieurs dizaines
de mètres à la ronde. Nous apprécions
ainsi de pouvoir nous rassasier et nous réchauffer
car l'humidité ambiante n'a rien de tropical. Les
parachutages doivent débuter à 13 heures mais
la chape nuageuse contraint les organisateurs à
les retarder d'une heure. À l'horizon ne tardera
pas à apparaître une petite tache de ciel
bleu ; les milliers de paires d'yeux du public ne cesseront
dès lors de la surveiller régulièrement,
se réjouissant de la voir croître et s'étendre
vers nous minute après minute. À
14 heures, ça y est, il fait beau... et les avions
apparaissent à l'horizon ! Ce sont de vieux coucous
des années 1940, volant à basse altitude mais semblant progresser
très lentement ; dans un premier temps, ils sont
quatre ou cinq à se suivre en rang. Et le spectacle
commence ! Au moment où ils viennent à
survoler la vaste zone de champs réservée
aux parachutages et en bordure de laquelle nous nous
trouvons, des groupes de fourmis semblent s'extraire
successivement de chacun d'eux, instantanément
suspendues à leurs champignons de toile vert
olive. Sous
les feux de cette éclaircie passagère,
c'est donc bel et bien une fascinante pluie humaine
qui se met à tomber comme au ralenti sous nos
yeux ébahis ! D'autres séries d'avions
suivront, livrant à leur tour au ciel normand
leurs lots de courageux. Ce doit être pour eux
un honneur et un moment extrêmement fort de participer
à une aventure comme celle-ci, peut-être
éphémère mais sûrement ô
combien intense ! Nous admirons leur audace et, après
avoir touché le plancher des vaches et replié
leur matériel, ils nous font le plaisir de traverser
la foule, recevant alors une autre pluie... d'applaudissements
! La tache de ciel
bleu finit hélas par se refermer, plus vite encore
qu'elle ne s'est ouverte, et une bonne partie
du public décide de rebrousser chemin, estimant
avoir vu ce qu'elle voulait voir et ne voulant surtout
pas voir davantage de cet énorme nuage gris qui
se dessine au loin ! Nous en faisons autant, reprenons
nos vélos et la direction de Blosville. L'averse
survient comme prévu, un véritable déluge
qui nous trempe jusqu'aux os mais nous gardons le sourire ! Et deux minutes à
peine après notre arrivée chez Emmanuel, le soleil perce
de nouveau ! Quels caprices ! Une bonne
douche plus tard, et après le départ de
Florence et des filles qui rentrent chez elles au Mans,
Emmanuel et moi nous installons face à son poste
de radioamateur, spectaculaire à mes yeux non
habitués. Tous ces appareils électriques
sont reliés aux deux très grandes antennes
- chacune mesurant une vingtaine de mètres de
haut - solidement ancrées dans son jardin. Patiemment,
il va d'abord m'expliquer les grands principes physiques
qui régissent ce petit univers, puis ce qu'il
y a de plus fondamental à savoir au sujet de
ce loisir bien particulier qui relie entre eux environ
trois millions de personnes à travers le monde
! Enfin, Emmanuel va bien sûr me montrer dans
la pratique en quoi cela consiste : en actionnant une
série de boutons, en effectuant plusieurs réglages
et en répétant très souvent son
indicatif au micro, il essaye de capter le signal d'autres
radioamateurs pouvant être basés à
l'autre bout de l'Europe ou même de la planète
! Lorsque cela fonctionne, et selon la clarté
du son, il parvient à bavarder quelques instants
avec ces « camarades » partageant la même
passion que lui. Ils échangent alors au sujet
de leur matériel respectif, de la qualité
de la propagation des ondes, mais aussi de la météo
et des activités marquantes du moment comme ces
fameuses commémorations du 6 juin. À
l'heure de l'Internet, une telle façon de communiquer
pourrait paraître franchement désuette
aux yeux de certains, mais d'un autre côté
elle conserve tout son intérêt technique
et surtout humain. Certes, de nouvelles technologies
existent, mais il est intellectuellement enrichissant
de continuer à faire fonctionner les anciennes,
à défier les lois de la physique par des
appareils relativement simples pour établir un
lien avec l'Australie ou la Nouvelle-Zélande
! Chaque radioamateur se procure d'ailleurs petit à
petit - voire fabrique lui-même - son propre poste
et ses antennes ; le mot « passion » est donc
de circonstance. D'autre part, un lien de solidarité
très fort unit les radioamateurs et ils ont évidemment
plaisir à se rencontrer pour de vrai et à
sympathiser davantage encore lors de leurs voyages.
TROISIÈME
JOURNÉE
À BLOSVILLE ET DANS LES ENVIRONS (8
juin, 0 km) 18
PHOTOS
Le
8 juin a toujours été une date
un peu symbolique à mes yeux car c'est l'anniversaire
(13 ans) du jour où Nicolas a acheté
Ginette, bien longtemps avant qu'elle ne soit baptisée
ainsi. Ce matin, Emmanuel continue à me faire
la démonstration des possibilités qu'offre
le radioamateurisme et parmi elles la communication
par télégraphie, c'est-à-dire en
morse. Je suis sidéré par sa dextérité
avec l'appareil lui permettant d'émettre de cette
façon, constitué notamment de deux lamelles
parallèles, l'une pour les sons longs, l'autre
pour les brefs. Mais peut-être plus impressionnante
encore est sa capacité à comprendre le
sens des réponses qu'il reçoit, en morse
également bien sûr. Il est concentré
et je suis suspendu à ses gestes et expressions
comme devant un prestidigitateur ! En
milieu de matinée, nous nous rendons de nouveau
à Sainte-Mère-Église pour visiter
rapidement le Musée Airborne, dédié
aux parachutistes américains du « D-Day
».
Outre des mannequins de soldats, des panneaux explicatifs
contenant textes et photos ou encore des extraits vidéos
très intéressants, ce lieu abrite deux
véritables avions de l'époque admirablement
conservés : un Douglas C-47 et un planeur WACO
pour les connaisseurs. Nous pouvons même pénétrer
à l'intérieur du second. En
quittant la ville, nous nous arrêtons brièvement
devant la borne du kilomètre zéro de la
Voie de la Liberté. Celle-ci n'est autre que
l'itinéraire suivi par la 3e armée
américaine pour libérer une grande partie
de l'Europe occidentale. Son tracé en est devenu
symbolique. Longue de 1145 kilomètres et sans
être rectiligne, elle s'étire jusqu'à
Bastogne en Belgique en passant par Cherbourg, Saint-Malo,
Rennes, Angers, Le Mans, Chartres, Provins, Reims, Nancy,
Metz et Luxembourg. Bien entendu, entendre parler pour
la première fois de ce tracé me donne
irrésistiblement envie de la suivre un jour prochain
d'une extrémité à l'autre, mais
davantage à vélo ou à pied qu'à
cyclomoteur. Emmanuel
souhaitait depuis longtemps me dévoiler quelques
beautés de son pays et cette idée m'enchantait
d'autant plus que je n'avais encore jamais eu l'occasion
de m'attarder dans la péninsule du Cotentin,
ni à cyclomoteur ni d'aucune autre façon.
Avec sa voiture, nous partons donc plusieurs heures,
gagnons d'abord Cherbourg - où il travaille -
et son port, puis longeons le littoral jusqu'au Cap
de la Hague. Nous nous arrêtons déjeuner
dans un très bon restaurant en bord de mer, le
Mar Bella, dans le petit village d'Omonville-la-Rogue.
La décoration intérieure et l'ambiance
y sont fort sympathiques, les moules frites délicieuses
! En sortant, nous nous accordons une petite promenade
digestive sur la jetée en admirant le paysage.
Je suis frappé par la ressemblance de ce décor
avec les photos que j'ai pu voir de l'Écosse
ou de l'Irlande - à défaut de m'y être
déjà rendu. Vertes collines, falaises,
rochers sombres encadrant des plages claires, murets
de pierre... c'est à s'y méprendre ! C'est
donc avec un immense plaisir que je fais connaissance
avec ce petit coin de France, dissimulé en quelque
sorte tout au bout de sa péninsule mais
qui mérite véritablement le détour.
De toute beauté, même sans soleil ! Un
peu plus loin, l'opportunité nous est donnée
de jeter un coup d'oeil au plus petit port de France,
le Port-Racine ! À marée basse en plus,
jonché de bateaux échoués sur le
sable et dont les cordes d'amarrage semblent tisser
une curieuse toile d'araignée, il est pour le
moins amusant. Enfin,
à l'extrémité nord-ouest de la
Manche, nous touchons au célèbre Cap de
la Hague. Emmanuel m'y fait découvrir l'autre
tout petit port qui s'y trouve - Goury -, le phare veillant
sur cette zone aux très forts courants de marée
et connue sous le nom de Raz Blanchard, la vue sur l'île
anglo-normande la plus proche de la côte - Aurigny,
Alderney pour les Anglais -, puis la majestueuse Baie
d'Écalgrain et enfin le Nez de Jobourg, falaise
comptant parmi les plus hautes d'Europe. Sous un ciel
bien gris et en ce lundi après-midi, nous sommes
presque absolument seuls à parcourir cette portion
de côte, ce qui ajoute évidemment à
son allure de bout du monde. La luminosité est
loin d'être idéale pour photographier ce
décor fabuleux mais, c'est promis, je reviendrai
! D'ailleurs, le sentier littoral, balisé en
tant que GR 223 depuis l'estuaire de la Seine jusqu'à
la Baie du Mont-Saint-Michel, m'y invite irrésistiblement. Ragaillardis
aussi bien par notre bon repas que par ce grand bol
d'air, et avant de revenir à la maison, nous
faisons une nouvelle escale à Sainte-Mère-Église.
Deux jours après le coeur effervescent des commémorations,
la foule s'est clairsemée, on ne se marche plus
sur les pieds, l'agitation est retombée, un certain
calme est revenu. Alors, sur la place, les collectionneurs
de véhicules anciens en profitent pour exposer
plus facilement leurs machines imposantes et parfois
insolites. Les passants, eux, peuvent s'arrêter
les contempler plus longuement et poser toutes sortes
de questions aux fiers propriétaires. La passion,
toujours la passion !
QUATRIÈME
JOURNÉE
À BLOSVILLE ET DANS LES ENVIRONS (9
juin, 1 km) 17
PHOTOS
De
ce 9 juin, peut-être plus encore que de
notre balade dans les marais, c'est de ce si amical
dîner auquel nous ont invités Anna et William
à la veille de mon départ dont je garderai
les souvenirs les plus forts et les plus tendres. Mais
chaque chose en son temps. D'abord, Emmanuel tenait
à me montrer une nouvelle fois la plage d'Utah
Beach, mais de jour cette fois, contrairement au soir
de mon arrivée. Nous revenons donc fouler son
sable, appréciant les vastes perspectives qu'elle
offre et notamment ce large panorama sur la Baie des
Veys, les plages du Calvados, les Îles Saint-Marcouf.
Nous observons également les divers petits monuments
érigés là, près d'un autre
musée, à la mémoire des événements
et des hommes qui ont donné son nom à
cette grève. Ensuite, Emmanuel a un rendez-vous
à Carentan ; en attendant qu'il en ressorte,
je déambule dans le centre de cette petite ville,
entourée de toutes parts par des marais et constituant
une sorte de passerelle entre le Cotentin à l'ouest
et le Bessin à l'est. Qui
dit marais dit souvent canal : située au confluent
de la Taute et de la Douve, Carentan est ensuite reliée
à la mer sur une poignée de kilomètres
par un canal datant du début du XIXe
siècle. (On le trouve parfois mentionné
sous le nom de Canal du Haut-Dick.) Or, lorsque la Nationale
13 - reliant Paris à Cherbourg via Caen - a été
réaménagée en voie rapide dans
les années 1990, et face aux contraintes naturelles
bien spécifiques du secteur, les ingénieurs
n'eurent d'autre choix que de la faire passer sous le
canal ! C'est ainsi qu'a été bâti
un ouvrage exceptionnel : un tunnel routier qui transforma
une petite portion du canal en pont-canal. Emmanuel
m'amène donc voir de très près
cette prouesse technique qui ne peut que forcer l'admiration. Ensuite,
toujours en voiture, nous nous engageons sur quelques
étroites routes de la zone la plus marécageuse,
aux environs de la Pointe de Brévands et du village
éponyme. Emmanuel à quel point cet endroit,
au fond de la Baie des Veys, bordé d'un côté
par le Canal de Carentan et de l'autre par la Vire,
peut prendre des aspects très différents,
non seulement en fonction de la marée mais également
de la saison, de la pluviométrie ou encore des
tempêtes. Comme de nombreux marais, par sa morphologie
très changeante, il présente des intérêts
écologiques et biologiques évidents, aussi
bien que picturaux ou photographiques. Après
cette étape, de retour à Blosville, Emmanuel
et moi parons Jeannette de nouveaux atours. En effet,
pour imiter les Jeep que l'on voit défiler un
peu partout sans trop me prendre au sérieux pour
autant, j'ai acheté hier cinq petits drapeaux
: français, anglais, américain, canadien
et même normand (deux léopards jaune doré
sur un fond rouge). À l'aide de gros ruban adhésif,
nous les fixons donc sur ma petite machine : les deux
premiers à l'avant, les trois autres à
l'arrière, sur le top-case. Et c'est sous ces
airs inédits de véhicule officiel que
Jeannette est amenée devant la maison des voisins
Anna et William qui nous ont donc invité à
manger ce soir. Avant que nous ne passions à
table, je présente donc ma robuste et endurante
monture à nos amis anglais et nous nous livrons
à une petite séance de photographies. Comme
on pouvait s'y attendre, le repas est de nouveau exquis,
et surtout nous discutons sans nous lasser d'une multitude
de sujets, souvent saupoudrés d'un humour très
british qui m'amuse énormément ! Anna
et William comprennent globalement le français
et le parlent assez bien, mais nous nous exprimons aussi
beaucoup en anglais. Je réussirai justement,
sans préparation, à raconter l'épopée
de Ginette dans les grandes lignes, comme le premier
soir mais cette fois dans la langue de Shakespeare. Lorsque
viendra finalement le moment de dire au revoir à
ce couple si attachant, oscillant sans cesse entre comportement
raffiné et paroles fantaisistes, j'accéderai
bien volontiers à une requête d'Emmanuel
: piloter Jeannette sur quelques hectomètres,
même de nuit, et effectuer de cette façon
son baptême de cyclomoteur ! (Il avait déjà
conduit des scooters mais jamais encore de « mob
».)
Cette expérience l'a ravi manifestement. Grand
p'tit bonheur !
BLOSVILLE
- LONGPONT-SUR-ORGE (10
juin, 342 km) 7
PHOTOS
L'heure de
mon retour sonne déjà. Emmanuel et moi partageons un dernier petit-déjeuner. Il
ne semble guère motivé à l'idée de retourner travailler après ces quelques
jours de congés qu'il s'était spécialement réservés pour ma venue. Encore une
fois, je lui en suis infiniment reconnaissant. Avant de partir, je prends en
photo ses deux grandes antennes radio, bien ancrées dans son jardin et
vaillamment dressées vers le ciel. Lui, immortalise la scène du départ, ce qui
fait rougir Jeannette de tous ses drapeaux ! Nous nous disons donc au revoir
après toutes ces émotions, ces découvertes et ces échanges. Salut l'ami, à la
prochaine fois !
Je commence par reprendre en sens inverse le même
itinéraire qu'à l'aller. Les ponts de Carentan, sur la Douve et sur la Taute,
sont d'ailleurs quasi incontournables pour traverser les marais. Il ne fait pas
chaud mais, hormis quelques gouttes, le temps reste globalement sec. Je ne me
fais cependant pas d'illusion car la météo consultée hier soir était formelle :
une dépression venant de l'ouest me rattrapera dans le courant de la journée
pour m'arroser généreusement. Même en étant parti de bonne heure pour prendre
un peu d'avance, je sais que je ne pourrai l'éviter. Soit. Qu'elle vienne.
À partir de Balleroy, je me dirige cette fois
vers le sud-ouest et Villers-Bocage : nul besoin de faire un détour par la
fromagerie de Saint-Benoît-d'Hébertot cette fois, alors en avant toute vers
l'Essonne ! Cela me permet en outre de contourner Caen par le sud et ainsi de
ne pas risquer de m'y perdre à nouveau. Le paysage est agréable, légèrement
vallonné et bien vert. Le ciel, lui, s'assombrit lentement. Les cinq petits
drapeaux flottent dans l'air mais ils tiennent bien. Comme à l'habitude, je
prends mon mal en patience. Pour m'y aider, je reprends mon savoureux travail
de récitation de poèmes. Barbey d'Aurevilly, Segalen, Ronsard, Musset,
Apollinaire, Hérédia, Du Bellay, Châteaubriand, Leconte de Lisle, Mallarmé, et
d'autres auteurs moins connus et/ou plus contemporains, c'est à un joli mélange
d'influences que je m'invite pour oublier le compteur et la montre.
Saint-Pierre-sur-Dives, Livarot, Orbec, Broglie -
pause péchés mignons à la boulangerie -, La Barre-en-Ouche, La
Ferrière-sur-Risle. La pluie vient, assez légère pour commencer, plus soutenue
pour continuer, des abats d'eau pour finir ! À Conches-en-Ouche, le déluge
arrive et, diable, ne me quittera presque plus jusqu'à l'arrivée ! Je ne suis
pas vraiment habillé pour la circonstance et deviens vite trempé jusqu'aux os.
Si encore la pluie avait été chaude... mais elle est digne de celle de novembre
! Un 10 juin ! Sur la longue ligne droite entre Conches et Damville, mon moral
prend un coup. Je voudrais m'arrêter, faire une pause, attendre que ça passe,
me sécher même si j'ignore de quelle façon ! Non. Je visualise de nouveau, dans
mon esprit, l'image météo vue la veille au soir à la télévision, et j'en
conclus que si je m'arrête je ne repartirai pas. Alors j'encaisse.
Je ne suis même pas très sûr de la route à
suivre. Pour m'orienter, j'ai pris l'habitude depuis quelques temps d'utiliser
mon appareil photo ! Avant chaque voyage, en effet,
je capture grâce à lui les cartes que je
trouve sur Internet, c'est-à-dire que je photographie
l'écran de mon ordinateur. Ensuite je peux les
consulter sur l'appareil et zoomer dessus : cela fonctionne
très bien et évite de s'alourdir. Mais
ici et maintenant, je n'ose pas sortir mon appareil
par ce temps (pas plus que je n'aurais d'ailleurs osé
sortir une carte en papier) ! Cela fait longtemps que je ne suis pas venu
dans cette partie-là de l'Eure et des Yvelines et j'essaye de recoller les
morceaux de mes souvenirs : Saint-André-de-l'Eure, Ivry-la-Bataille, Houdan,
Saint-Léger, Le Perray. Ça y est je m'y retrouve pour de bon ! Il n'y a plus
qu'à rejoindre Cernay-la-Ville, Limours, Janvry et Marcoussis et le but me
tendra les bras !
Sous ce ciel gris, la silhouette austère de la
tour de Montlhéry apparaît à l'horizon. Austère peut-être mais je la trouve en
réalité rassurante et chaleureuse ! Elle semble me chuchoter, comme Léo Ferré, «
les mots des pauvres gens : ne rentre pas trop tard surtout, ne prends
pas froid ». Sur les cinq cents derniers mètres, dans mon allée, une
ultime et grandiose averse me baptisera, tel un bouquet final. Les drapeaux
piquent du nez. Bravo Jeannette.
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de page
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3-6 juillet (4
j.)
|
PAS-DE-CALAIS avec Lili
et PH,
partis autour du monde à Solex !
|
827
km
|
3
NUITS : Saint-Omer (amis) - Camps-en-Amiénois
(bivouac) - Versailles (ami)
|
INTRODUCTION
C'est
par l'intermédiaire de Benoît (www.deniol.com)
que j'ai découvert l'existence d'Ophélie
et Paul-Henri Vanthournout et de leur idée démentielle.
Frère et soeur, ils résident à
Saint-Omer, dans le Pas-de-Calais. Il est âgé
de 24 ans, a terminé ses études, accompli
par le passé - entre autres voyages - un tour
d'Ecosse à pied et un voyage à vélo
jusqu'à Cologne en Allemagne ; elle a 21 ans,
n'a pas encore achevé son cursus universitaire
mais désire s'offrir une coupure d'un an pour
réaliser quelque chose de grand et fort, après
avoir déjà roulé un peu sa bosse
en Afrique australe et en Océanie. Ensemble, ils se
sont lancé le défi de réaliser
- tenez-vous bien - un tour du monde à Vélosolex
! En quatorze mois. Un projet d'envergure qu'ils tiennent
à mettre à exécution dès
aujourd'hui, puisque les conditions favorables à
cela ont pu être réunies et qu'on ne peut
jamais savoir si elles le resteront longtemps. (N'hésitez
pas à consulter leur site.) Paul-Henri,
très investi dans la préparation de ce
voyage plus qu'insolite au cours des derniers mois,
pendant qu'Ophélie était occupée
par ses cours et ses examens, avait d'abord contacté
Benoît pour lui demander des conseils. Ils s'étaient
rencontrés peu avant que ce dernier ne
quitte le nord de la France pour l'Angleterre avec sa
mobylette, puis, par courriers électroniques
et par téléphone, je me suis à mon
tour lié d'amitié avec Paul-Henri. Leur
Grand Départ était fixé le samedi
4 juillet et j'étais invité à venir
y assister. Allez d'accord ! Je
prévois donc d'arriver chez eux la veille au
soir, vendredi, puis d'effectuer le Départ à
leurs côtés avec d'autres amis, et enfin de les suivre pendant
leurs deux premières étapes, sur trois
cents kilomètres. Étant donné
qu'ils mettent d'abord le cap vers Madrid et qu'ils
vont
par conséquent passer à proximité
de Paris, les suivre ainsi me permettra également
de rentrer chez moi.
LONGPONT-SUR-ORGE
- SAINT-OMER (3
juillet, 302 km) 30
PHOTOS
Jetant
un dernier coup d'oeil aux prévisions météorologiques
à mon réveil, je découvre que quelques
orages risquent d'éclater sur la moitié
est de la Picardie, par laquelle j'envisageais précisément
de passer après la traversée de Paris intra
muros (un premier exercice qui, comme d'habitude, ne m'enchantait
guère, d'ailleurs). En revanche, plus à
l'ouest, le temps devait rester sec. Entendu. Une heure
avant le départ, je modifie donc mon itinéraire
: ce sera le contournement habituel de la capitale par
les Yvelines, la traversée de la Seine aux Mureaux,
et ensuite plein nord par les petites départementales
en évitant de quelques kilomètres les
principales villes : Beauvais, Amiens, Abbeville. De
la campagne, rien que de la campagne (ou presque), et
pas de pluie : voilà un programme qui s'annonçait
plus motivant, et qui s'est effectivement concrétisé
dans ses termes puisque je ne recevrai pas la moindre
goutte et que le soleil se montrera même généreux. Cette
fois, sur le trajet, je ne tiens pas spécialement
à jouer au touriste : pressé de rencontrer
mes amis, je ne m'arrêterai pas pour prendre des
photos le long de la route et tâcherai de progresser
au mieux. Tout se passe bien, Jeannette ne manque pas
à sa réputation, l'air est très
bon et rend la conduite à cyclomoteur particulièrement agréable. Les vastes champs
picards me rappellent quelque peu ceux de la Beauce,
d'autant que de nombreuses éoliennes ont pris
racine ici aussi, mais ils se montrent un peu plus vallonnés,
plus que je ne le pensais, et c'est bien joli. La boulangerie
de Grandvilliers m'accueillera pour l'une de ces pauses
routières que j'apprécie tellement ; un
simple sandwich et une simple boisson, certes, mais
le contexte les rend exquis ! À
17 heures, après avoir parcouru exactement trois
cents kilomètres en tout juste neuf heures, j'arrive
au centre de Saint-Omer et y retrouve Ophélie
et Paul-Henri. Extrêmement sympathiques, ils sont
imprégnés par les ultimes
préparatifs de leur voyage autour du monde et
tout investis dans cette délicate mission qu'est
le chargement des Solex, et plus exactement des nombreuses
sacoches dont ces braves mécaniques vont se voir
affublées ! Ne tenant pas à les
déranger dans la succession rythmée de
leurs tâches, qui nécessite toute leur
attention pour ne strictement
rien
oublier, je me contente surtout de les observer et c'est déjà
tout un spectacle ! Paul-Henri tient la liste - de quelques
pages - des choses à emporter, mais ils tentent
vaille que vaille de réduire le volume et le
poids de leur
cargaison, encore et encore, en laissant de côté
ce qui pourrait s'avérer superflu. Les objets
circulent de mains en mains, dans un sens puis dans
l'autre, ça parle, ça commente, ça
s'interroge, ça
demande, ça confirme, ça rigole, ça
se concentre de nouveau... Personnellement, je les trouve
magnifiques dans leur passion et leur détermination ! Après
cette séance de rangement prolongée -
mais pas ennuyeuse du tout -, nous démarrons
nos engins et traversons une partie de la ville pour
aller saluer de nombreux amis scouts d'Ophélie
et Paul-Henri qui s'apprêtent eux aussi à
lever l'ancre, mais pour un camp de trois semaines dans
le centre de la France. Sur ce premier court trajet
que nous parcourons ensemble, je suis surpris par la
relative instabilité de leurs deux montures,
qui se devine rien qu'à les observer ! En un sens c'est une spécificité des Solex
à laquelle je ne suis pas habitué, mais
la troisième roue qu'ils ont installée
derrière chacun d'eux, en guise de charette,
n'améliore pas vraiment les choses. Qu'importe ? Nos deux jeunes aventuriers
vacillants ont le sourire jusqu'aux oreilles et donnent
l'impression qu'ils contrôlent la situation !
Ils voleront un peu la vedette aux scouts en attirant
la curiosité de la foule et en se voyant assaillis
de questions : les gens croient plus ou moins à
la réussite de leur projet, certains ont manifestement
envie de leur dire qu'ils sont tombés sur la
tête mais se retiennent par politesse. En
toute fin de journée, nous revenons à
leur domicile. J'y rencontre leur mère Nathalie
et leur beau-père Didier, adorables également
et, curieusement, ne manifestant pas d'angoisse particulière
à la veille du grand jour. Ou bien la dissimulant
avec talent. Je fais à la fois la connaissance
de Thaddée, un des meilleurs amis d'Ophélie
et Paul-Henri, passionné par les Vélosolex
et ayant lui-même un peu voyagé par ce
moyen de locomotion. Résidant à Versailles,
il a fait venir son cher vélomoteur à
Saint-Omer et tient également à accompagner
le convoi durant les deux premiers jours de navigation,
jusqu'en région parisienne. Nous dînons
tous ensemble, puis, pendant que nos deux aventuriers
vont s'affairer dans la maison tels des fourmis pour
abattre la masse évidente de travail qui les
attend encore, Nathalie et Didier m'invitent à
une promenade nocturne dans le centre de Saint-Omer
et à boire un verre dans un café. Là,
nous pouvons davantage parler, et notamment mieux nous
exprimer sur ce que nous ressentons respectivement.
C'est ainsi que je décèle un peu plus
leur appréhension, bien compréhensible,
à l'idée que les enfants s'apprêtent
à les quitter pour quatorze mois et à
se confronter quotidiennement aux imprévus de
l'aventure. Dans le même temps, ils sont heureux
de les voir se donner les moyens de réaliser
ce rêve et sont conscients que les péripéties
qui les attendent seront pour eux extrêmement
enrichissantes sur bien des plans. Humain, culturel
et intellectuel, en particulier. Sans avoir réalisé
de tour du monde, je me permets d'appuyer ce propos
en leur racontant un peu l'histoire de Ginette, en leur
expliquant ce qu'elle m'a apporté de si positif
et en insistant sur le fait que cela me restera bénéfique
durant toute ma vie. Ils se demandent en outre si les
tempéraments d'Ophélie et de Paul-Henri,
très différents, pourront composer ensemble
: seront-ils des aimants qui s'attirent ou qui se repoussent
? Cela dépendra certainement des jours, et, parce
que la cohésion de leur duo sera fondamentale,
ils devront sans doute faire appel à la diplomatie,
puis aux concessions et en dernier recours aux compromis. Après
ces conversations approfondies et agréables,
nous revenons à la maison. Les fourmis travaillent
bien. Ophélie décide quand même
de faire une pause et nous discutons un petit moment.
Bref, malgré un petit parfum d'urgence, les choses
semblent plus ou moins maîtrisées. Pour
autant, les fourmis se coucheront après moi...
et seront debout avant moi !
SAINT-OMER
- CAMPS-EN-AMIÉNOIS (4
juillet, 121 km) 69
PHOTOS
Ils
vont être bien occupés, nos aventuriers,
avant leur Grand Départ à proprement parler,
fixé à 14 heures ! Nouvelles séances
de bricolage sur les Solex car ceux-ci ne sont pas encore
tout à fait prêts ; ultimes réagencements
du chargement des sacoches ; déambulations dans
les allées du marché - installé
comme chaque samedi matin sur la place principale de
Saint-Omer - pour distribuer des affiches aux commerçants
et des tracts aux passants ; sollicitation de leur sens
relationnel pour inviter ces personnes à venir
assister au coup d'envoi de ce périple démentiel
et encourager ainsi ses protagonistes ; deux interviews
pour la presse locale puis pour la télévision
locale. Paul-Henri
procède également à la réalisation
du premier portrait photographique de leur voyage. En
effet, il est question pour eux d'enrichir leur tour
du monde par une opération baptisée «
Un jour, un sourire ». Celle-ci consistera
tout simplement à publier, quotidiennement, sur
leur site internet, la photo d'une personne rencontrée
au cours de la journée, en légendant bien
sûr l'image par quelques lignes expliquant qui
est ladite personne, ce qu'elle fait dans la vie, la
façon dont ils ont lié connaissance avec
elle et les éventuels précieux services
qu'elle leur a rendus (par exemple l'offre du gîte
et/ou du couvert). Afin
d'inaugurer cette activité rituelle de leur projet,
qui leur tient beaucoup à coeur et dont le but
est de faire partager aux internautes les richesses
humaines qui ponctueront leur voyage, Ophélie
et Paul-Henri songent à la même personne.
Ce sera Marie, une vendeuse de fruits et légumes
qui, chaque jour de marché et depuis longtemps,
dresse son étal juste devant leur porte, et qui
est devenue avec le temps une grande amie de la famille.
C'est donc vers elle que se tourne leur appareil photo
pour faire de son sourire le tout premier de l'épopée «
À Vélo Solex »
!
À
midi, nous nous retrouvons tous, famille et amis, pour
un pique-nique collectif et convivial. C'est l'occasion
pour les personnes les plus proches d'Ophélie
et de Paul-Henri de pouvoir réellement partager
d'agréables derniers moments avec eux, d'attraper
cette chance avant que l'effervescence du Départ
sur la grande place de la ville, dans quelques instants,
ne la rende de plus en plus insaisissable. À
l'heure prévue, le convoi décolle et s'élance
dans quelques rues successives pour rejoindre le lieu
des réjouissances. Sur les trottoirs, les têtes
se tournent, puis face à l'Hôtel de Ville,
le groupe des supporteurs va grossir de minute en minute
jusqu'à former une masse impressionnante. Et
plus elle s'étoffe, plus l'écho des conversations
s'amplifie, et plus il est difficile pour Ophélie
et Paul-Henri de savoir où donner de la tête.
Nathalie et Didier ne cachent plus leur émotion. Sont
également présents des représentants
de leurs différents sponsors : le responsable
local de la société Mopex (qui a repris
la production des Solex), Le Crédit Lyonnais,
et surtout le Conseil Général du Pas-de-Calais
en la personne de l'un de ses vices-Présidents,
M. Michel Lefait, également député
local. En effet, la collectivité locale a remis
à nos « globe-solexers »
deux beaux chèques pour les soutenir dans leur projet et dans les messages
que celui-ci veut transmettre. Finalement,
le coup d'envoi est lancé, mais c'est d'abord
par quelques tours de la place que l'Aventure commencera.
Tous les Solex présents - une petite dizaine
-, ainsi qu'une certaine Jeannette, sont invités
à participer à ces tours de piste, tels
des tours d'honneur, pour saluer une dernière
fois l'ensemble de la foule dans une petite cacophonie
de klaxons enfantins, et même Monsieur le député
se joindra à nous au guidon d'un Solex prêté
! Cette fois, c'est
vraiment l'heure. En route ! Plein sud !
Nous
sommes six cyclomotoristes à quitter la ville
: Ophélie et Paul-Henri, leurs amis Thaddée
et Jérôme, un brave homme venu gentiment
témoigner son soutien, et moi-même. Cinq
Solex et un Peugeot Vogue... Étrange sensation
de se retrouver soudainement aussi peu nombreux après
la gentille cohue que nous venons tout juste de quitter.
Après quelques kilomètres seulement, nous
effectuons déjà une pause goûter
chez Jérôme ! C'est que les émotions
du départ nous ont donné soif. Le brave
homme nous salue et rentre chez lui. Une demi-heure
plus tard environ, Ophélie et Paul-Henri aperçoivent
de nombreux amis stationnés sur le bord de route
et scrutant la circulation ; ils attendaient notre passage.
Nous nous arrêtons, bavardons, prenons des photos.
C'est à ce moment-là que Jérôme
va devoir, à son tour, rentrer chez lui et nous
laisser continuer à quatre. De
façon amusante, nous empruntons exactement le
même itinéraire que celui par lequel je
suis arrivé hier : j'ai convaincu mes accolytes
qu'il était le plus simple et le plus pratique
pour rejoindre l'Île-de-France. Le beau temps
est dans notre camp et je prends cela pour une juste
revanche sur les déluges ayant baptisés
mes précédents périples ce printemps
! Paul-Henri s'arrête à quelques reprises
pour prendre des photographies ou filmer de courtes
séquences avec son tout petit camescope. Ophélie
ouvre bien grand ses yeux en traversant les paysages
du Pas-de-Calais puis de la Somme, dont elle a le sentiment
de découvrir enfin le charme ! Après donc
s'être rendue en Australie, elle me déclare
émerveillée : « Je ne savais pas
que ma région était si belle ! » Je
m'habitue petit à petit au rythme des Solex.
Oui, bien sûr, ils avancent bien - surtout compte
tenu de tout ce qu'ils transportent - et parviennent
petit à petit à avaler leur bout de chemin
; mais alors que Jeannette est bien plus lente et bien
moins dynamique que ne pouvait l'être Ginette,
pour une fois c'est bien elle qui serait portée
à se prendre pour un petit bolide ! Surtout dans
les montées, même légères
! Mes compagnons de route y sont vite contraints de
pédaler énergiquement pendant que Jeannette
les dépasse facilement, sans que je l'aide !
Une histoire de transmission... et un drôle d'effet
à mes yeux ! C'est bien l'une des premières
fois que ma monture me donne l'impression d'être
rapide ! L'ambiance
entre nous quatre est très bonne. Nos amitiés
se sculptent. Nous nous environs ensemble de cette liberté
qu'offre la route. Et Ophélie et Paul-Henri tentent
de réaliser que ça y est, ils ont bel
et bien levé l'ancre pour ce tour du monde tant
rêvé !
En
fin de journée, satisfaits de la bonne distance
que nous avons réussi à parcourir malgré
le départ tardif, nous nous mettons à
la recherche d'un endroit pour camper. Paul-Henri, en
apercevant le début d'une longue allée
menant visiblement jusqu'à un château -
du moins une grande demeure - décide d'aller
voir et de demander au propriétaire l'autorisation
de planter nos tentes sur son terrain. Je trouve qu'il
ne se gêne pas, mais sans doute ce trait de caractère
leur sera-t-il absolument nécessaire au cours
des quatorze mois à venir. Peut-être même
devrais-je prendre exemple ! Hélas, la réponse
sera négative ici. Mais quelques kilomètres
plus loin, près du village de Camps-en-Amiénois,
en nous écartant un peu de la route
principale et en rejoignant la lisière d'un bois
par de petits chemins, nous trouvons notre bonheur. Aussitôt
posés, aussitôt à l'oeuvre : Ophélie
et moi montons les deux tentes tandis que Paul-Henri
et Thaddée s'occupent d'allumer le feu pour préparer
le dîner. Nous y ferons chauffer une bonne quantité
de pâtes que nous compléterons avec une
délicieuse crème aux lardons. C'est tout
simple, tout provient du supermarché, mais qu'est-ce
que ça fait du bien après une journée
pareille ! Le crépuscule s'installe doucement,
nous apprécions le décor et le silence
du lieu, Paul-Henri rédige le journal de bord,
et nos chambres de toile finissent par nous appeller
pour un bon repos.
CAMPS-EN-AMIÉNOIS
- VERSAILLES (5
juillet, 161 km) 12
PHOTOS
La
nuit s'écoule paisiblement. Ophélie et
Paul-Henri dorment dans leur tente tandis que Thaddée
et moi occupons la mienne. Au petit matin, les toiles
pâlissent lentement, et une fois ces premières
lueurs du jour consolidées à l'horizon,
nous nous extirpons de nos agréables niches.
Le rangement de toutes nos affaires nécessite
une certaine logistique, une certaine organisation -
en particulier pour les sacoches des « Solex à
trois roues » -, et donc une certaine durée.
Mais notre réveil matinal nous permet de nous
remettre en route avant 8 heures. Nous
sommes dimanche matin, il y a très peu de circulation,
qui plus est sur ces routes départementales à
travers la vaste campagne picarde, le ciel est à
peu près dégagé ; nos coeurs sont
légers et nous avons le sourire facile en nous
élançant ainsi de nouveau vers le sud,
les uns visant leur chez-soi francilien, les autres
le bout du monde ! Cependant nous n'avons encore rien
avalé, alors nous nous arrêtons dans un
bar du premier bourg important que nous traversons,
Poix-de-Picadie, pour nous rassasier de quelques bonnes
viennoiseries et boissons chaudes. Nos montures, sur
le trottoir, interpellent quelques curieux, mais ce
n'est probablement pas grand-chose par rapport à
ce qu'Ophélie et Paul-Henri vivront dans de tout
autres pays où l'on n'a encore jamais vu l'ombre
d'un Solex !
Le
ventre plein, nous entrons pour de bon dans le vif de
l'action de l'étape du jour, en continuant donc
à parcourir en sens inverse l'itinéraire
que j'ai emprunté avant-hier. Celui-ci nous fait
éviter Beauvais en passant plus à l'ouest
; si nous échappons donc à la traversée
de la préfecture de l'Oise, nous ne pourrons
par contre faire l'économie de la longue côte
qui, à la sortie d'Auneuil, nous fait gagner
une centaine de mètres d'altitude en deux ou
trois kilomètres seulement. Jeannette ne s'en
inquiète pas, Thaddée s'en sort assez
facilement sur son Solex léger, mais c'est une
autre histoire pour nos aventuriers chargés qui
devront pédaler énergiquement ! Toutefois,
avec un peu de patience et quelques calories, on arrive
à tout ! Et puis ils doivent bien s'entraîner
avant d'affronter les Pyrénées puis, pire,
les Andes ! En milieu
de journée, à Monneville, dernier village
que nous traverserons avant d'entrer en Île-de-France,
la vue d'une boulangerie-pâtisserie nous freine
immédiatement ! C'est que notre appétit
se creuse au fur et à mesure que notre joie de
rouler se remplit ! Notre bien étrange convoi
nous permet de sympathiser rapidement avec quelques
clients ainsi qu'avec la boulangère. Nous achetons
une fougasse, des parts de pizza et des jus de fruits,
et allons nous asseoir sur un espace de pelouse tout
proche pour nous en régaler. Un instant plus
tard, un jeune boulanger - le fils de la vendeuse -
vient nous apporter une bouteille de Sprite offerte
par la maison ! Quelle délicatesse ! La conversation
s'enchaîne et le « sourire du jour » est
ainsi trouvé aux yeux de nos globe-trotters photographes
! Nous discutons également avec la mère,
le père, et en apprenons davantage sur la gestion
familiale de leur petit commerce. Après
ces chaleureuses rencontres, et sous un soleil non moins
chaleureux, nous repartons. Lors d'une pause très
brève au bord de la route, trois kilomètres
plus loin, Paul-Henri s'aperçoit qu'il a perdu
les écouteurs de son lecteur de musique : ils
sont sûrement restés dans l'herbe à
Monneville ! « Bien chef, ne bougez pas, j'y retourne
! » Jeannette étant la plus rapide, ou
plutôt la moins lente, je fais donc demi-tour
et réussirai effectivement à retrouver
les écouteurs dans la verdure.
Bientôt
se présentent à nous les portes de la
grande agglomération parisienne, lorsque nous
plongeons dans la vallée de la Seine pour la
traverser entre Meulan et Les Mureaux. Conduire va devenir
moins plaisant mais nous devons bien passer par là.
Ensuite, pour rejoindre Versailles de la façon
la moins pénible possible, nous convenons de
faire un détour par la vallée de la Mauldre
plutôt que de s'aventurer dans la jungle urbaine
de Poissy et de Saint-Germain-en-Laye. La carte nous
apprend que nous n'aurons hélas pas d'autre choix,
sur les derniers kilomètres, que d'emprunter
une voie rapide pour automobiles. Mais fort heureusement,
nous nous apercevrons en réalité qu'une
excellente piste cyclable la longe ! Évidemment,
avant de toucher au but, c'est-à-dire à
l'appartement de Thaddée, nous nous devions de
faire un petit crochet par le mondialement connu Château
de Versailles ! Là, Paul-Henri m'impressionne
encore : en ce dimanche estival et ensoleillé,
donc très touristique, il réussit à
convaincre le vigile des premières grilles du
château de les laisser, sa soeur et lui, effectuer
quelques tours de roue au-delà desdites grilles,
ce qui est mieux pour la photo ! Leur objectif est de
constituer ensuite un album des plus célèbres
sites devant lesquels l'expédition «
À
Vélo Solex » sera passée ! Finalement,
après cette longue journée de route, nous
pouvons enfin poser nos valises chez Thaddée
et son épouse et nous y reposer. Ophélie
et Paul-Henri en profitent pour consulter sur Internet
les messages de soutien qui leur ont été
envoyés depuis le Grand Départ d'hier
et pour y répondre. Initialement,
j'avais prévu de rentrer à Longpont dès
ce soir mais finalement j'ai bien envie de prolonger
un peu l'aventure ! Thaddée m'invite à
rester dormir, Ophélie et Paul-Henri me prient
de continuer à les accompagner sur la route demain,
notamment parce que je pourrai les aider à trouver
plus facilement leur itinéraire pour quitter
la région parisienne puis traverser la Beauce,
et puis j'aime beaucoup rouler avec eux, c'est évident
! On s'entend bien, on rigole bien ! Alors c'est entendu,
je reste ! À propos d'itinéraire, j'étudie
celui qu'Ophélie a planifié pour leur
traversée de la France en direction de Madrid
et je me permets d'y apporter de profondes modifications
; en effet, plutôt que de suivre la boussole vers
la capitale espagnole - ce qui leur faisait traverser
le Limousin avec ses routes sinueuses et ses reliefs
-, je lui ai vivement conseillé de passer plus
à l'ouest, par le seuil du Poitou, la Charente
puis l'Aquitaine jusqu'au Pays Basque. Ce sera forcément
moins rude pour les Solex. Nous
passons une excellente soirée tous les cinq :
après le repas, nous visionnons toutes les photos
que nous avons prises depuis hier, à Saint-Omer
puis sur la route. Cette nuit, les routiers élisent
domicile dans le salon : Ophélie sur le canapé,
et Paul-Henri et moi-même sur un matelas posé
sur le sol. Demain, la campagne, la paisible campagne,
des kilomètres faciles !
VERSAILLES
- LONGPONT-SUR-ORGE... via
la Beauce (6
juillet, 243 km) 39
PHOTOS
Ce
matin encore, le chargement des sacoches ne va pas être
une mince affaire pour les deux rêveurs. Pour
y voir plus clair, ils s'installent et s'étalent
dans la cage d'escalier de l'immeuble, mettent tout
à plat, essayent de se rappeler où chaque
chose
était placée hier, se
demandent si d'autres choix - plus judicieux et ergonomiques
- ne seraient pas préférables aujourd'hui,
se désapprouvent parfois mutuellement, mais
finissent par y arriver ! Oserai-je dire qu'il leur
faudra encore se roder un petit peu dans ce rituel quotidien ? J'espère pour eux qu'il finira
par devenir une simple formalité chaque matin
! Après d'ultimes
au revoir, nous quittons Thaddée qui, en ce lundi,
doit reprendre le chemin du travail, un peu à
contre-coeur en nous voyant repartir le nez au vent
!
Il nous donne de bonnes indications pour sortir de Versailles
dans la direction que l'on vise. À présent, cap
au sud, toujours le sud ! L'itinéraire va alors
nous faire franchir plusieurs vallées, en particulier celles de la Bièvre,
de la Mérantaise puis de l'Yvette, et les pentes
qui les bordent sont parfois assez relevées ;
dès ce matin, donc, nos aventuriers sont régulièrement
invités à pédaler sur leurs engins
fous ! En quittant
la commune de Buc, nous longeons un aqueduc très
impressionnant, aussi bien par sa longueur que par la
hauteur de ses arches. J'apprendrai plus tard qu'il
constituait un maillon essentiel du réseau d'alimentation
en eau des bassins et fontaines du parc du Château
de Versailles ! À
Magny-les-Hameaux, à la suite d'une de ces longues
côtes au sommet desquelles j'attends mes amis,
nous marquons une pause devant une maison. À
sa fenêtre se penche un brave homme, retraité,
gentiment curieux et intrigué par notre expédition.
Ophélie et Paul-Henri engagent naturellement
la conversation avec lui et ils bavarderont ensemble
pendant de longues minutes. Le « sourire du jour
»
semble donc trouvé, et son titulaire, Jean, à
qui les Solex rappellent bien des souvenirs, se prêtera
bien volontiers à ce jeu photographique. Après
la vallée de Chevreuse et Limours, l'impression
de vraiment nous éloigner de la capitale nous
saisit. Je trouve d'ailleurs amusant de passer à
trente kilomètres de ma maison sans y faire escale.
Par contre, puisque nous sommes très proches
du fameux Château du Marais, cette perle du patrimoine
de l'Essonne, je décide d'y guider mes compagnons
de route. Un court détour nous permet donc d'aller
le contempler quelques instants. Ensuite, tout semble
simple : Dourdan n'est plus qu'à une poignée
de kilomètres d'ici et, au-delà, la Beauce
nous dévoilera ses immensités. Seulement,
dans
une montée, Paul-Henri m'informe que son Solex
manque d'énergie ce matin ; il pense que le filtre
à air aurait besoin d'un nettoyage et décide
de s'arrêter. Mais, au terme de cette petite
pause d'entretien, il lui sera hélas strictement
impossible de redémarrer !
Les
grands chantiers mécaniques vont donc commencer
! Paul-Henri va se pencher sur différentes parties
de son moteur, manier les outils et les pièces
de rechange, puis renouveler les essais, encore et encore,
mais rien n'y fait : « Fernand Magellan » ne
veut rien entendre et boude désespérément
en ce troisième jour du voyage ! Ce
ne sont pas moins de quatre heures que nous passerons
là, au bord de la route et au milieu des boulons
et du cambouis, sous le soleil heureusement, à
essayer de comprendre ce qui cloche. Paul-Henri va se
montrer extrêmement têtu et déterminé.
(A-t-il le choix de toute façon ?) Ophélie
et moi l'assistons dans quelques tâches, l'aidons à essayer de lancer le Solex dans
la descente et réfléchissons aux hypothèses
possibles. Au bout de ces quatre heures, désemparé,
ayant accompli tout ce qui était en son
possible, exploré bien des solutions probables
mais n'ayant pu résoudre
quoi que ce soit, Paul-Henri va demander au propriétaire
de la ferme d'en face si un garage ouvert se trouve
à proximité. Oui, à un peu moins
de deux kilomètres de là. Nous nous y
rendons - Paul-Henri à pied et poussant sa capricieuse
mécanique. Nous
découvrons un petit établissement où
travaillent deux ou trois salariés
sous l'oeil d'un brave patron. Ils s'étonnent
bien sûr de voir débarquer deux Solex aussi
chargés et en partance pour le tour du monde
! Ils nous autorisent à nous installer au beau
milieu de leur salle de travail pour y bricoler et nous prêtent
même quelques outils. Paul-Henri leur pose
des questions pour recueillir leurs avis et leurs conseils
expérimentés mais le diagnostic de cette
panne ne leur est pas aisé non plus. Après
de nouvelles tentatives vaines, il ne reste plus qu'à
ouvrir carrément le cylindre pour ausculter le
piston, et cette grosse opération se révélera
heureusement fructueuse : le défaut de compression
est provoqué par une usure des segments. On se
doute que ces derniers avaient été changés
avant le départ et que cet incident était
donc peu probable, mais nous nous demandons
si une trop faible teneur en huile dans leur carburant
ne pourrait pas être
en cause par une surchauffe du moteur. Au
milieu de tous leurs bagages se trouvent des segments
neufs mais ce n'est pas tout d'en disposer, il faut aussi
savoir et pouvoir
les monter ; Paul-Henri devra de nouveau y consacrer
un long moment et solliciter régulièrement
toute sa concentration, aidé parfois par les
mécaniciens du garage ou par sa soeur. 17
heures : le remontage final s'achève. Il s'est
écoulé trois heures depuis notre arrivée
ici et sept depuis l'ultime balbutiement de «
Fernand
Magellan » ! Paul-Henri s'élance et... son
destrier rugit au quart de tour ! Vraiment quel immense soulagement
! Bravo, du très bon travail, même si nous
aurons tous dû faire preuve de beaucoup de patience.
L'aventure
peut donc continuer, et l'histoire reprendre là
où le sort l'avait interrompue ! Quel bonheur
! Nos coeurs sont légers Au fil
de ces longues
heures d'incertitude, je m'interrogeais : « Que
fais-je ? Est-ce que je profite d'être près
de chez moi pour y rentrer sans attendre davantage ?
Est-ce que je reste à leurs côtés
jusqu'à ce qu'ils puissent repartir même
s'il nous est impossible de savoir combien de temps
cela durera encore ? Et si la panne se résoud,
est-ce que je continue à les accompagner, et
si oui jusqu'où ? » Initialement, je prévoyais
de les guider tout au long de leur traversée
de la Beauce, c'est-à-dire jusqu'à une
vingtaine de kilomètres d'Orléans, sachant
qu'il n'est pas forcément évident pour
des « étrangers » comme eux de ne pas
s'égarer sur les petites routes et parmi les
nombreux petits villages de la région. Mais bien
sûr je ne me doutais pas, alors, que tant de temps
partirait ainsi en fumée ! Néanmoins,
j'accepte de rester fidèle à ma première
idée et à mon engagement : en route ! Après
Dourdan, nous nous hissons donc sur le plateau beauceron
et ne le quitterons plus : la topographie devient très
plane et mes amis l'apprécient grandement ! Toutefois,
Paul-Henri veille à ne pas rouler trop vite car
les segments neufs qu'il vient d'installer doivent être
un peu rodés. Les kilomètres se parcourent
sans effort, par un temps changeant mais sec, sous les
pales de gigantesques éoliennes. Mais ce sont
les ancêtres de ces hautes dames blanches qui
constitueront le clou du trajet : je tiens en effet
à mener notre convoi auprès de quelques
vieux moulins-pivots subsistant par ici. Nous apercevons,
de loin, ceux d'Ymonville et d'Ouarville ; nous marquons
une pause au pied de celui de Maisons ; enfin, je m'étonne
de découvrir que celui de Moutiers-en-Beauce
n'existe plus ! Il a manifestement été
démantelé. Tout près de son emplacement,
cependant, un cerisier foisonnant de fruits nous tend
gracieusement les bras : nous puisons des forces dans
ses petits cadeaux ronds et bien rouges. Puis
des panneaux de déviation nous invitent à
nous détourner de notre itinéraire, nous
informant que la route est barrée quatre kilomètres
plus loin. Considérant que nos fines machines
peuvent passer partout et que les ouvriers seront rentrés
chez eux à cette heure-ci, nous tentons malgré
tout notre chance. Le chantier que nous découvrons
quelques minutes plus tard est effectivement important
mais pas infranchissable : un peu de tout-terrain et
le tour est joué ! Vers
21 heures, nous atteignons finalement le bourg de Patay,
où les prémices du Val de Loire commencent
à se faire sentir et à partir duquel nos
chemins vont, cette fois, se séparer. Nous partageons
ensemble une ultime crème dessert au chocolat
afin de nous dire au revoir chaleureusement. Que
d'aventures vécues depuis vendredi soir ! J'éprouve
une étrange sensation à véritablement
réaliser, à cet instant, qu'ils prennent
le chemin d'un tour du monde sur leurs si étranges
montures ! De même, tous deux éprouvent
sans doute une étrange sensation à se
retrouver cette fois seuls dans l'aventure, définitivement
livrés à eux-mêmes face à
leur rêve ! Ce soir, jusqu'au coucher du soleil,
ils poursuivront encore un peu leur route, tandis que
Jeannette et moi faisons demi-tour pour rentrer à
Longpont. Bon vent,
très chers amis ! Ce fut une joie et un honneur
de côtoyer vos personnalités si dynamiques,
enthousiastes et attachantes ! Qu'une bonne étoile
vous guide tout autour de la planète ! N'ayant
pas moins de cent kilomètres à parcourir,
ce n'est qu'après minuit que je rejoins ma demeure,
comblé bien évidemment par cet aller-retour
très particulier dans le Pas-de-Calais, qui m'aura
permis de rencontrer des personnes de valeur ! Un dernier
détail amusant : aux confins de l'Île-de-France
et la région Centre, soit à une cinquantaine
de kilomètres du coeur de Paris, je pus apercevoir,
balayant les nuages à l'horizon, le halo lumineux
de cette Tour Eiffel qui se prend pour un phare breton
!
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18
- 30 juillet (13
j.)
|
ANGLETERRE Cornouailles
- Cornwall
|
1
493
km
|
12
NUITS : Bacqueville-en-Caux (amis) - ferry Le Havre/Portsmouth
(fauteuil) - Redruth (x7 - amie) - Exeter (x2 - AJ)
- ferry Portsmouth/Le Havre (fauteuil)
|
INTRODUCTION
L'Angleterre
! Ah, l'Angleterre ! L'outre-Manche ! Le ferry, la conduite
à gauche, la pluie, la campagne verdoyante, les
villages de briques aux longues rangées de maisons
identiques, les Britanniques et leur humour, leur flegme,
et souvent aussi leurs délires ! J'en rêve.
Ou plutôt je rêve de retourner là-bas
et de prendre en quelque sorte ma revanche. Comment
ne pas repenser en effet à mes petites mésaventures
de mai 2006 avec Ginette, lorsque, si désireux
de me hisser jusqu'en Écosse, je dus me résoudre
à abandonner mes espoirs pour différentes
raisons et à faire demi-tour à Londres
? Cet épisode m'avait laissé un goût
amer au fond de la bouche et je le traîne depuis
lors. Oh, j'exagérerais bien en affirmant qu'il
est un fardeau quotidien, mais l'idée de tordre
le cou à cette petite fatalité, après
trois ans, m'inspire grandement. Pour autant, ma motivation
première est ailleurs !
À
l'été 2002, j'étais parti trois
semaines dans les Cornouailles anglaises pour un séjour
linguistique organisé par Cap Monde. Avec une
petite trentaine d'autres Français de mon âge,
j'avais donc bénéficié là-bas
de cours d'anglais - le matin - et profité d'activités
sportives et culturelles - l'après-midi et le
week-end. Chacun de nous était hébergé
dans une famille, et personnellement j'avais eu la chance
et l'immense plaisir d'être accueilli par Jenny
et Stephen WARRELL, deux jeunes retraités d'une
parfaite gentillesse, so british, très
attentionnés à mon égard, aux petits
soins pour moi, et parlant un anglais délicieux,
c'est-à-dire élégant, facilement
compréhensible et, en cela, m'aidant concrètement
à progresser. Nos marques mutuelles d'amitié
s'étaient bien sûr poursuivies par une
correspondance épistolaire régulière.
Hélas, Stephen décéda en 2006 d'une
maladie neurologique. Jenny et moi continuâmes
cependant à nous écrire, avec complicité
et tendresse, et je songeais depuis longtemps à
lui rendre une nouvelle visite mais divers impératifs
m'en avaient systématiquement empêché
jusqu'alors. Or,
en m'octroyant un congé sabbatique en cette année
2009, bien décidé à accomplir enfin l'essentiel de ce que j'avais reporté
à plus tard au cours des dernières années,
j'avais là une opportunité idéale de
réaliser cet exaltant projet. Toutefois, lorsque
je commençai à y réfléchir,
je ne pensai pas nécessairement à mettre
Jeannette à contribution. J'envisageais d'abord
de prendre
le train. Et puis finalement, une évolution de
mes pensées, un désir d'aventure, une
comparaison des tarifs ainsi qu'une petite coïncidence
(le mariage d'une amie prévu à la période
que je visais et dans la campagne normande, c'est-à-dire
sur le chemin) me conduisirent... à conduire
! Je réservai donc par Internet mes deux traversées
en ferry, à un prix raisonnable, entre Le Havre
et Portsmouth, je tins Jenny au courant de mes plans
par lettres et par téléphone, et puis
j'attendis le Grand Jour !
Par
ce périple, Jeannette allait quitter le territoire
français pour la première fois. La première
et très certainement la dernière. Eh bien
oui. Car après cette année 2009 bien remplie,
et surtout après cette décennie entière
si riche en tours de roue, je me sentis gagné par
l'envie de tourner la page et de me consacrer à
d'autres passions, d'autres projets, peut-être
tout aussi fous voire davantage encore ! Mais j'aurai
l'occasion d'en reparler...
LONGPONT-SUR-ORGE
- AUPPEGARD (18
juillet, 213 km) 11
PHOTOS
En
quittant mon domicile, j'ai conscience de partir pour
l'un de mes derniers voyages à cyclomoteur, si
ce n'est le dernier, le bouquet final ! Je n'éprouve
aucune peine ni aucune amertume à cette idée
- sinon pourquoi l'aurais-je adoptée ? - et je
suis bien décidé à m'appliquer
comme il se doit dans l'exécution de cet ultime
projet, dans la réalisation de cet ultime rêve,
à savourer tout particulièrement ce chapitre-ci
qui, vraisemblablement, couronnera en beauté
dix années d'aventures sur les routes de France
et d'ailleurs. Mais
avant que le Peugeot Vogue ne vogue sur la mer, cette
toute première étape nous mènera
d'abord dans la campagne de Seine-Maritime, près
de Dieppe, où, en ce samedi, a lieu le mariage
d'une amie auquel je me fais une joie d'assister. Sur
le top-case est fixé le drapeau de Normandie
que j'avais acheté à Sainte-Mère-Église,
et de part et d'autre de la tête de Jeannette
flottent au vent ceux de France et du Royaume-Uni
!
Un
ami internaute, Jean-Pierre, résidant à
Asnières-sur-Seine, heureux propriétaire
d'un scooter de 50cm3 et gagné depuis peu par
le goût du large, m'a convaincu
ces derniers jours de sa grande motivation à
m'accompagner sur le chemin de la Normandie. Récemment,
il est parvenu à accomplir seul un aller-retour
à Rambouillet, qui l'a littéralement comblé,
et il est bien sûr tenté de dépasser
encore ses limites : aussi bien celles de son scooter
que de sa propre endurance sur un long trajet. Après
nos échanges réguliers, je suis heureux
à l'idée de le rencontrer et de parcourir
ce bout de route avec lui. À la suite de cela,
tandis que je me rendrai au mariage, il poursuivra jusqu'à
Dieppe-même pour y contempler la mer et y passer
la nuit avant d'effectuer le trajet du retour le lendemain. En
fonction de nos domiciles respectifs et de l'itinéraire,
nous proposons de nous retrouver à 9 heures devant
la mairie d'Épône, près de Mantes-la-Jolie.
Parti de Longpont à 7 heures sous un ciel estival
bien agréable, j'apprécie le trajet et
en particulier le paysage de la vallée de la
Mauldre : même en le traversant une énième
fois, son charme m'apparaît nouveau. J'atteins
le lieu de rendez-vous avec deux minutes d'avance, Jean-Pierre
me laisse un message pour me dire qu'il aura vingt minutes
de retard, mais les vingt minutes s'écoulent
et je ne parviens pas à le joindre. Finalement,
c'est avec une heure et vingt minutes de retard qu'il
arrivera ! De quoi me faire grincer sérieusement
des dents mais je décide de ne pas trop le lui
montrer. Nous faisons brièvement connaissance
mais n'avons plus de temps à perdre si je veux
encore arriver à l'heure au mariage. Nous décollons
donc immédiatement et filons - à 40 km/h
- vers le nord-ouest. Pour
une raison qui m'échappe, Jeannette refuse d'avancer
aussi vite que d'habitude, et cela ne me semble pas
uniquement lié au vent de face même s'il
se fera bien sentir parfois. Bref, j'essaye d'avancer
au mieux et Jean-Pierre suit. Je le sens d'ailleurs
assez anxieux pour son scooter, se demandant s'il supportera
l'épreuve : tant de kilomètres d'une seule
traite ! Personnellement, je ne m'inquiète pas
du tout car, par expérience, j'ai confiance dans
les formidables capacités des moteurs tant qu'ils
travaillent à un rythme raisonnable ; de toute
façon, après tout le retard que nous avons
pris, je n'envisage absolument pas que nous marquions
une pause. Familier
du trajet et un peu angoissé par ma montre, je
suis plongé dans mes pensées et regarde
peu autour de moi, à une mémorable exception
près (voir anecdote). Par contre, Jean-Pierre, lui, a les
yeux émerveillés d'un enfant, pétillant
de fierté, et son sourire ne se relâche
jamais. Tout cela - tout ce que l'on voit, tout ce qui
nous entoure - semble le remplir d'oxygène, et
je ne peux malgré tout que me réjouir
qu'il apprécie à ce point cette expérience
pour lui inédite.
Une
quinzaine de kilomètres avant Dieppe, nos routes
se séparent comme prévu, nous nous souhaitons
mutuellement bonne continuation dans nos aventures respectives
et échangerons nos nouvelles par téléphone.
Je bifurque vers l'ouest, traverse la vallée
de la Scie et rejoins bientôt le domicile de mes
amis, la famille de la mariée, dans le petit
village d'Auppegard. Après ces deux cents kilomètres,
dont cent cinquante un peu stressants, je suis soulagé
de constater que je ne suis finalement pas trop en retard
et que je vais pouvoir bien profiter de la fête. (Pour
l'anecdote : sous mon manteau et mon pantalon k-way,
je porte ma tenue correcte d'invité de mariage,
comme quoi tout est possible !) La suite de la journée, avec les cérémonies
et célébrations successives, se déroule
très bien, de même que la longue soirée.
Tout cela a lieu dans les communes voisines aux noms
bien normands de Bacqueville-en-Caux et Biville-la-Baignarde
! Certains invités écarquillent de grands
yeux en apprenant que je suis venu depuis l'Essonne
à cyclomoteur, et les ouvrent plus largement
encore lorsque je leur annonce que je suis parti le
matin-même. Quelques heures de route « seulement
»
pour parcourir cette distance avec une Jeannette ? Oui
oui, sans problème. Et incessamment, le cap sera
mis sur
l'Angleterre !
AUPPEGARD
- LE HAVRE + ferry (19
juillet, 86 km) 22
PHOTOS
Coucher
et réveil tardifs. Les festivités de ce
week-end de mariage vont se poursuivre par un nouveau
grand repas rassemblant famille et amis. En fin d'après-midi,
il est temps pour moi de dire au revoir à tout
ce beau monde et de m'élancer dans la deuxième
phase de cet excitant voyage ! La réservation
de ma traversée en ferry m'enjoint à me
présenter au port d'embarquement du Havre une
heure et demie avant le départ du navire, c'est-à-dire
à 21h30 pour lever l'ancre à 23 heures. Environ
80 kilomètres séparent Auppegard de mon
bateau et, pour prévoir d'arriver même
bien en avance au cas où un événement
fortuit me retarderait, je quitte le village dès
18 heures. L'événement
fortuit, ce sera une bonne averse d'été
qui me contraint à m'abriter un petit moment.
Mais impatient de toucher mon but, je repartirai avant
que la douche ne cesse totalement. Après cela,
en conduisant l'été, on sèche vite
! Par ailleurs, curieusement, Jeannette se montre toujours un
peu moins dynamique que d'habitude et le plafond de
sa vitesse s'est légèrement abaissé
: il m'est difficile de dépasser les 40 à
45 km/h au compteur. En réalité, j'avais déjà
senti ces derniers temps quelques prémices de ce phénomène, mais lorsque je m'étais décidé
à l'apporter chez mon ami mécanicien
pour qu'il l'ausculte les symptômes avaient soudainement
disparu ! Aujourd'hui les voilà qui reviennent.
Heureusement ils ne s'amplifient pas davantage : elle
avance, toujours lentement, toujours sûrement
! La grande traversée
du Havre se fera patiemment mais sans difficulté
majeure. Le port est bien indiqué et je l'atteins
exactement à 21h30, comme souhaité, en
ressentant joie et fierté ! Quelques plaques
d'immatriculation, de nombreuses inscriptions traduites
en anglais sur les bâtiments, des drapeaux flottant
au vent de l'English Channel, les guérites
de contrôle placées alternativement pour
les « volants à gauche » et les «
volants
à droite »... Par une série de détails,
je me sens arriver aux portes du Royaume-Uni ! Je m'en
réjouis intimement en repensant bien sûr
aux difficultés que j'avais connues là-bas
avec Ginette, bien décidé à ce
que cette nouvelle tentative se déroule beaucoup
plus agréablement que la première ; je
piaffe d'impatience de rejoindre la rive d'en face !
(Je croise aussi les doigts pour que la frêle
Jeannette soit de nouveau à la hauteur de mes
espoirs.)
Le contrôle
de ma réservation et de mon identité est
vite effectué, puis je patiente tranquillement
jusqu'à ce que les deux-roues soient autorisés
à monter à bord de l'impressionnant navire
que l'on peut déjà apercevoir. Et comme
chaque fois que je m'apprête à prendre
la mer à cyclomoteur, je frissonnerai de plaisir
en démarrant et en m'élançant,
depuis le parking d'attente, sur le gigantesque tremplin
métallique donnant accès au ventre du
bâtiment flottant ! Conscient de la très
grande valeur de cet instant éphémère,
je savoure au plus profond de moi-même chaque
tour de roue, chaque centimètre même ! Une
fois Jeannette bien arrimée par un membre de
l'équipage aux côtés de quelques
grosses motos bien plus imposantes qu'elle, je rejoins
les ponts « habitables » du bateau et les explore
un peu. Je repère notamment la salle des fauteuils
où je passerai ma nuit, puis je sors au grand
air, sur le pont supérieur, d'où je peux
observer une bonne partie de la ville et la nuit tomber
doucement sur elle. Cela faisait quelques temps que je n'avais
pas embarquer sur un ferry, et je m'aperçois
soudain, ce soir, à quel point j'aime cela, et
en particulier à quel point je préfère
le transport maritime au transport aérien ! Le
romantisme que l'eau inspire, la fidélité
à la surface de la planète, le plaisir
de la lenteur, et par-dessus tout la liberté
totale dont on peut jouir, l'absence des contrôles
de sécurité, l'espace dont on peut allègrement
profiter au lieu d'être confiné dans une
carlingue, la possibilité de se promener à
bord où l'on veut, quand on le veut et tant qu'on
le veut, à l'intérieur comme à l'extérieur...
Quel bonheur ! Quelle poésie ! La
voix du commandant de bord, à travers les haut-parleurs,
me tire de ces réflexions délicieuses
: un petit rappel des consignes de sécurité
et nous allons pouvoir partir avec une ponctualité
parfaite. Bougeons-nous
! Bougeons-nous ? Nous bougeons ! En avant toute ! Nous
quittons Le Havre et sa constellation de lumières
électriques, qui bientôt ne deviendra plus
qu'un liseré orangé à l'horizon.
Le vent m'apporte à présent, plus distinctement, des échos de toponymes anglais
lus tant de fois sur la carte routière !
PORTSMOUTH
- REDRUTH (20
juillet, 399 km) 23
PHOTOS
La
nuit sur le fauteuil n'est certes pas des plus confortables
mais n'est pas trop rude non plus. Vers 5h30 - heure
anglaise -, je sors sur le pont extérieur pour
m'aérer et me dégourdir les jambes. Le
ciel est parfaitement dégagé et j'assiste
alors au lever du soleil sur la mer. Mais surtout, je
jubile en apercevant fort bien, droit
devant la proue, les côtes britanniques ! Avec
un temps comme celui-ci, en plus, n'est-elle pas belle,
la vie ? Si, elle est
très belle, mais je n'oublie pas que la journée
s'annonce très longue et que je vais devoir user
à la fois de patience et d'énergie. La
patience, je crois l'avoir suffisamment étayée
sur la route ces dernières années ; l'énergie,
par contre, je vais la chercher à la caféteria
du bateau, même si les tarifs pratiqués
n'y encouragent guère : autant descendre à
terre et commencer le trajet avec le ventre plein pour
ne plus avoir à s'en soucier de sitôt.
Pendant que je me rassasie, le navire entre dans le
port de Portsmouth et y effectue sa manoeuvre. Les passagers
sont ensuite priés de rejoindre leurs véhicules.
À 6h30, je retrouve ma chère Jeannette
dans l'antre du ferry. Je débarque en ressentant
comme un feu d'artifice dans le coeur sous les
yeux amusés de quelques membres du personnel
portuaire. Mes yeux tentent de tout observer, de tout balayer...
et je me place dans la file de véhicules pour
le contrôle d'identité. À 6h45,
ça y est, la voie est libre : commence alors
une
grande étape comme je les aime ! En conduisant
à gauche, bien entendu ! Dès
les premiers hectomètres, rien qu'en étant
tout seul sur la route, cette inversion de la conduite
me procure de nouveau une étrange sensation. Mais
elle surprend bien plus encore la première fois
que l'on croise un autre véhicule ! J'adore.
(Prendre les ronds-points en sens inverse est très
comique aussi !) Dépaysement, quand tu nous tiens !
À
propos de dépaysement, je me régale par-dessus
tout en observant les rues et les maisons typiquement
anglaises. Les trottoirs, les pelouses, les briques,
les ribambelles de demeures toutes rigoureusement identiques,
l'architecture des habitations, l'étroitesse
de leur façade, l'aspect de leur porche, la forme
de leurs fenêtres... Pas de doute, la France est
loin derrière ! Welcome to the United Kingdom
! Vaille que vaille,
je traverse Portsmouth en prenant soin d'éviter
d'être embarqué sur l'autoroute, et pour cela
je recours davantage à mon sens de l'orientation qu'à
ma carte ! (Je n'en ai pas trouvé de très
précise.) Je sais seulement que je dois quitter
l'agglomération par le nord, or la mer est au sud
et le soleil à
l'est : mettons-la derrière, mettons-le à
droite, et ça devrait aller. Bingo ! Par une longue côte,
je m'extirpe de la ville, et au
sommet je peux embrasser celle-ci du regard, avec la mer en toile
de fond, avant de m'enfoncer dans l'intérieur
des terres et de longer le littoral à distance.
D'après mes calculs, il va me falloir parcourir
pas moins de 360 kilomètres
jusqu'à chez Jenny. Plein ouest vers le finistère
anglais !
Comme
lors de mes précédents périples,
c'est mon appareil numérique que j'utilise pour me guider
en visionnant sur son écran des extraits de cartes
trouvés sur Internet et photographiés
sur mon ordinateur. Ce système ingénieux, léger
et précis, s'avère d'une grande efficacité
(à condition bien sûr de ne pas tomber
en panne de batterie mais il suffit d'anticiper). Mon
attention se trouve captivée dès les premiers
villages traversés - par exemple Wickham ou Bishop's
Waltham - sur la route de Winchester. Certaines résidences
ou certains commerces m'interpellent par leurs touches
de couleurs vives - volets, fleurs aux rebords
des fenêtres - ou par les caractères calligraphiés
et brillants de leurs enseignes. Le raffinement britannique
! Je passe également
devant plusieurs arrêts de bus où des groupe
d'adolescents, garçons et filles, attendent l'arrivée
du transport scolaire ; un 20 juillet, ce doit vraiment
être leur dernière semaine de cours. Ce
qui me frappe là, c'est bien sûr leurs
fameux uniformes, et la similitude de l'un à
l'autre qui trouve sa limite dans la morphologie physique
propre à chaque individu
! Après Winchester,
je gagne véritablement la campagne anglaise,
deviens plus familier de l'atmosphère du pays,
suis de plus en plus à l'aise avec la conduite
à gauche et me laisse bercer par la route : continuant
à jeter fréquemment un oeil au paysage
qui s'offre à moi, en particulier aux jolies
églises anglicanes à l'architecture caractéristique,
je n'ai plus alors qu'à sortir ma patience de
son fourreau et à faire ronronner Jeannette avec
régularité. Comme hier, elle n'est pas
d'un dynamisme extraordinaire, tant s'en faut, mais
elle progresse avec assurance. Le temps est au beau
fixe et je mesure cette chance.
Stockbridge,
Salisbury, Shaftesbury, Sherborne, Yeovil... J'avais
rêvé de tous ces noms en étudiant
mes cartes et je m'amuse beaucoup
à les prononcer dans mon casque
à haute voix et avec le meilleur accent possible ! L'expression
de la distance en miles, par contre, demeure
assez perturbante quand on est tellement habitué
aux kilomètres ! On se dit qu'un facteur de 1,6
ce n'est pas grand-chose, mais quand on calcule que
12,5 miles équivalent à 20 kilomètres on se rend
compte que le décalage est quand même important
! Et 100 miles, ce n'est vraiment pas 100 kilomètres
! Cette difficulté d'appréciation de la
distance parcourue et de celle restant à parcourir,
d'une part, et le fait que les cartes de mon appareil
photo sont relativement détaillées et ne me donnent
pas de recul, d'autre part, font que j'ai continuellement du mal à me figurer où
je me situe exactement à l'échelle du
sud de l'Angleterre. Et ne pas bien savoir où l'on
se trouve, quand on a fait des études de géographie,
cela peut être un sentiment bien désagréable
! Mais au fond cela ne me déplaît pas trop,
au contraire c'est amusant. Et puis Jeannette évolue
bien donc je n'ai pas à m'inquiéter. Près
de Crewkerne, après 160 kilomètres, je
cherche à manger un morceau. Or j'ai
remarqué plusieurs fois, stationnées sur
le bord de la route, des camionnettes proposant sandwiches
et boissons. Je m'arrête devant la suivante que
j'aperçois, tenue par un brave homme
accueillant et gentil avec qui je vais facilement sympathiser
(voir anecdote). Après ce plein d'énergie,
puisée dans son amitié autant que dans
le
hamburger qu'il a préparé sous mes yeux,
sur son grill, je repars ! Mais le ciel se couvre.
Chard,
Honiton, Sidmouth, Exeter... Les paysages défilent,
pas si différents de notre bocage normand, excepté
par l'aspect des villages avec leurs églises
typiques, leurs rues au cachet bien britannique, leurs briques
sombres et leurs séries de maisons étroites
et presque toutes similaires. Une autre différence
importante réside dans la topographie ainsi que
dans la façon dont les Anglais en jouent : ce
sud de l'Angleterre est assez vallonné, tel une
succession de collines, et souvent les routes semblent ne pas tenir compte de ces
reliefs ! Pour aller d'un point à un autre de
la façon la plus courte possible, elles n'hésitent
pas à affronter de face de fortes déclivités
! On m'en avait certes prévenu mais on ne peut que
s'étonner de le constater de ses propres yeux
dans un pays qui n'est pas nécessairement
réputé pour être montagneux ! Exeter
est une grande ville et, dans ma tête, marque
une étape symbolique sur l'itinéraire
d'aujourd'hui. Lorsque je l'aurai dépassée,
je ne serai pas encore près d'arriver, c'est
vrai, mais le moral aura gagné quelques points
de bonus ! Cela dit, sa traversée s'avère bien
plus compliquée
que je ne l'espérais et je perds une demi-heure
à y tourner et virer. Je finis par m'en sortir
: rien n'est jamais sorcier trop longtemps, même
au pays d'Harry Potter ! Je
tiens régulièrement Jenny au courant de
ma progression par téléphone. En revanche,
par un nouveau calcul - grâce à mes cartes
- de la distance me séparant d'elle, je me rends
compte que j'avais bizarrement sous-estimé le
nombre de kilomètres et que je devrai prévoir
d'en parcourir une quarantaine de plus ! Mais cette
déception de me savoir soudain plus éloigné
que je ne le pensais de mon but ne va guère me
tracasser longtemps puisque c'est maintenant, au-delà
d'Exeter, et plus précisément entre Moretonhampstead
et Tavistock, que je pénètre dans la partie
indéniablement la plus enchanteresse du voyage
! Il s'agit du Dartmoor National Park. Malgré
un ciel de plus en plus gris, les photos parlent d'elles-mêmes
pour témoigner de la majesté de ce coin
de paradis ! S'élevant au-delà de 600
mètres d'altitude, les collines du Dartmoor
me font prendre un peu de hauteur et le panorama qui
s'offre alors à moi tranche brutalement avec
ce que j'ai pu voir depuis ce matin (ainsi qu'avec ce
qui suivra à l'ouest de Tavistock). Les terres
sont pelées, simplement couvertes de tourbe et
d'herbe moelleuse, les arbres ont cédé
la place aux moutons qui gambadent et broutent en totale
liberté, traversant la route ou s'allongeant
sur le bas-côté selon leur bon vouloir
! Quelques grandes fermes anciennes sont disséminées
ça et là, le regard porte très
loin, il n'y a quasiment personne ; on se sent saisi
d'une impression de vide, d'immensité, profondément
oxygénante ; on se croirait surtout propulsé
à une autre époque, au Moyen-Âge
peut-être et l'on ne serait nullement surpris de rencontrer,
surgissant de derrière un rocher de granite,
un chevalier en armure criant désespérément
: « A horse ! A horse ! My kingdom for a horse
! » En parlant justement de cheval, j'aperçois
à un moment en contrebas de la route un jeune
poulain s'amusant comme un petit fou à galoper
avec beaucoup d'entrain dans une vaste prairie ! Ce
spectacle insolite de la Nature et de la Vie, tellement
simple et non moins beau, me « ravit en extase
» comme dirait Baudelaire. Je ne m'attendais pas du tout à traverser
une telle région et suis immédiatement
envoûté et conquis !
Ragaillardi
par de telles images et de telles émotions comme
rarement il m'est arrivé de l'être, je
redescends de ce monde fantastique et j'atteins donc
Tavistock. J'y sollicite l'aide d'un passant pour m'indiquer
une station service, ce qu'il fait très gentiment
; là, après avoir donné à
boire à Jeannette, je demande mon chemin à
la caissière et elle me renseignera aussi très
aimablement. En franchissant la rivière Tamar
j'entre enfin dans le comté de Cornouailles !
Mais sa généreuse extension d'est en ouest
me rappelle que je suis encore loin - cent kilomètres
- de mon but. Il m'arrive
de plus en plus souvent de me retrouver face à des
pentes drôlement réjouissantes ! Dans les
descentes Jeannette s'envole, puis dans les côtes
qui cherchent à m'intimider je pédale
énergiquement ! Je croise alors parfois des cyclistes
qui me lancent des regards ahuris autant qu'amusés
et qui m'encouragent dans mon effort d'un geste amical.
Mon ami Deniol me l'avait dit : dans certains pays,
y compris le Royaume-Uni, les gens n'ont jamais vu de
cyclomoteur à pédales et ne s'expliquent
pas la présence de ces « aides mécaniques
»
alors qu'il y a aussi un moteur ! Callington,
Liskeard, Lostwithiel... Cette fois, les nuages n'en
peuvent plus de se retenir et la pluie se met à
tomber. D'abord sous la forme d'un crachin qui me rappelle Brest, puis d'une façon plus soutenue qui me
rappelle Brest aussi ! Cette fois, je suis parti bien
équipé et devrais normalement réussir
à rester sec sous mes vêtements. Fraîcheur
humide, fatigue, adrénaline, patience, impatience,
philosophie, poésie... l'activité de mon
moral se dissipe et s'intensifie à la fois. En
cette fin de journée, il se met à carburer
autant que le moteur de Jeannette mais pas d'une façon
aussi disciplinée, pas toujours dans le même
sens ! À Saint-Austell,
ça commence à sentir bon ! La ville de
Redruth, où réside Jenny, est à
présent régulièrement mentionnée
sur les pancartes et je n'en suis plus qu'à 28
miles. La taille de la chaussée varie
souvent sans raison, passant d'un coup d'une 2 x 1 voie semblable
à nos routes départementales à
une 2 x 2 voies aux allures de route nationale où
je ne me sens pas toujours très en sécurité.
La circulation n'est heureusement pas trop intense.
Les cyclomoteurs ont-ils toutefois le droit de rouler
ici ? Le temps que je me pose la question, la route
est déjà redevenue une 2 x 1 voie ! Les
ronds-points sont légion, les directions très bien indiquées. Le
ciel n'offre aucun espoir d'amélioration, la
pluie anglaise continue à me baptiser, j'essaye
d'en faire abstraction. Truro
! La dernière ville importante avant Redruth
! Plus que 10 miles ! Je n'arrive pas à
y croire ! Sept ans après être venu ici
à grand renfort de train et d'autocar, je vais
réussir à y revenir avec ma p'tite Jeannette
! Pour éviter une voie rapide (vraiment rapide)
je trouve une petite route rejoignant Redruth
via le village de Chacewater. Puis, une fois arrivé
aux portes de cette ville dont le nom résonne délicieusement
en moi, je tourne et vire un peu avant de repérer
l'église, le centre piétonnier, et bien
d'autres éléments qui, tout à coup,
les uns après les autres, comme des dominos qui
tombent, me rappellent tant de souvenirs ! Je
ne tarde pas, alors, à retrouver West End, la
rue - au nom symboliquement évocateur - où
vit cette chère Jenny et enfin sa maison ! Il
est 20h45 et Jeannette et moi venons d'avaler 399 kilomètres
en 14 heures grâce à un travail d'équipe soigné
!
Toc toc toc !... Clong,
tchhhhhh...
Exclamations
! Sourires ! Rires ! Bises ! Grande joie partagée
! Comme il est agréable
de se revoir et de retrouver cette grande maison que
j'ai l'impression de n'avoir jamais quittée !
Quel bonheur d'atteindre cette destination rêvée
! De se dire qu'on l'a mérité ! Jenny
me prépare quelque chose à manger qui
va bien me réchauffer après ces dernières
heures de route un peu difficiles. Les bavardages commencent,
tout en anglais, prenant le relais de notre correspondance
épistolaire ! Le
souhait de me reposer me conduira cependant bien vite
au lit. De toute façon, je suis là - et
bien là - pour une semaine ! Bonne
nuit Jenny et merci du fond du coeur pour ton Cornish
welcome !
PREMIÈRE
JOURNÉE À REDRUTH ET DANS LES ENVIRONS (21
juillet, 0 km) 11
PHOTOS
Une
bonne nuit récupératrice, dans un bon
lit confortable, aura bien rechargé mes batteries
! Puis vient le savoureux petit déjeuner, très
anglais avec ses toasts, ses oeufs et son bacon. Jenny
me l'a préparé avec soin et, durant tout
mon séjour comme lors de ma première venue
en 2002, elle va mettre son coeur à s'occuper
de moi comme si j'étais son petit-fils ! Elle
a même eu la grande délicatesse, avant
que je n'arrive hier, de me cuisiner des biscuits de
son cru dont j'avais raffolé il y a sept ans
! Elle s'en était bien souvenu et tenais à
ce que je puisse m'en délecter à nouveau
! Il s'agit précisément de petits gâteaux
aux formes irrégulières, à l'allure
de cookies mais simplement recouverts d'un
peu de confiture et dont la pâte n'est étrangement
ni trop croustillante ni trop moelleuse. J'ignore comment
elle réussit à si bien doser ce subtil
degré de consistance mais le résultat
est exquis ! J'insiste d'ailleurs sur le fait que, lorsque
l'on vient chez Jenny, on ne comprend absolument pas
la mauvaise réputation qui est faite à
la gastronomie anglaise, ou plutôt on comprend
la bêtise des généralisations abusives
! Il faut savoir que Jenny a toujours adoré cuisiner,
qu'elle n'est certainement pas la seule Britannique
à cultiver cette passion, et garder à
l'esprit que l'on peut aussi très mal manger
en France ! Nous discutons
tranquillement. Elle avait prévu quelques idées
de balades pour bien occuper la journée mais
la météo très incertaine nous suggère
de revoir ses plans. Elle me montre alors, sur quelques
prospectus et fascicules, ce qu'il est possible de visiter
dans les environs. Notre choix à tous les deux
se porte alors vite sur l'Eden Project, un parc
touristique atypique. Implanté près de
Saint-Austell, au fond d'une ancienne carrière
d'argile désaffectée où l'activité
extractive avait été très préjudiciable
à l'environnement d'année en année,
l'Eden Project était un défi :
insuffler une nouvelle vie à
ce gouffre abandonné, le revaloriser, en y créant un lieu de sensibilisation du grand public à
la protection de la nature et au développement
durable ! Jenny aime bien cet endroit, le sujet me passionne,
alors allons-y ! (En voiture...)
Une
fois sur place, la configuration des lieux implique
que tous les visiteurs laissent leur véhicule
« en haut », sur le plateau, puis embarquent dans
une petite navette qui les descend jusqu'à l'édifice
d'accueil, au coeur de cette ancienne carrière.
De là, nous pouvons admirer le site dans son
ensemble et apprécier l'esthétisme de
l'opération. Ce qui frappe dès le début,
ce sont les deux principaux pavillons en forme d'immenses
dômes, tout en verrières aux sections alvéolaires,
tels deux serres colossales à l'allure futuriste.
Ces gigantesques igloos font immédiatement penser
à des soucoupes volantes d'extraterrestres débarquées
chez nous ! Mais que l'on ne s'y trompe pas : en y pénétrant,
la comparaison avec les igloos s'évanouit aussi
vite qu'une glace au soleil ! De
fait, à l'intérieur de chacun d'eux a
été reconstitué un biome spécifique
- c'est-à-dire un écosystème considéré
à une vaste échelle, régionale
ou continentale -, plongeant le visiteur soit dans un
milieu typiquement méditerranéen soit
en pleine forêt équatoriale ! À
chaque fois, toutes les conditions environnementales
ont été recréées
le plus fidèlement possible, à commencer
par la température et le taux d'humidité,
pour que les différentes espèces de plantes
caractéristiques de ces biomes-là puissent
croître ici comme dans leur milieu naturel ! Le
visiteur, lui, se croit véritablement téléporté
à des milliers de kilomètres de là,
en particulier dans le pavillon équatorial qui
est pour sûr le plus dépaysant. Au beau milieu des Cornouailles
anglaises, on se retrouve donc à devoir supporter
une chaleur et une humidité écrasantes,
on transpire à très grosses gouttes, on
enlève nos épaisseurs les unes après
les autres et on s'extasie en recevant le moindre souffle
d'air ! (Jenny me laissera m'aventurer seul dans cette
drôle de fournaise et m'attendra à la sortie,
puis nous visiterons ensemble le pavillon méditerranéen.)
Concrètement,
sous chaque dôme a été élaboré
un parcours se frayant un chemin à travers ces
paysages surprenants. C'est un sentier qui va et vient,
monte et redescend, et permet de joindre l'utile à
l'agréable puisque - rappelons-le - la vocation
du lieu est avant tout pédagogique : au
plaisir de s'immerger dans ces environnements lointains
se greffe celui de s'instruire et de se sensibiliser à
des questions de société.
C'est une belle occasion de s'interroger sur nos modes
de consommation, leurs impacts écologiques,
économiques et sociaux, et les moyens d'adopter
des comportements plus responsables. Dans
le pavillon équatorial, après quelques
paysages vous entraînant successivement sur des îles
tropicales, en Malaisie, en Afrique de l'Ouest, puis
dans une certaine partie de l'Amérique latine,
vous pouvez glaner bien des informations passionnantes
sur les cultures agricoles de ces régions, le
soja, la gomme et le cola, le caoutchouc, les biocarburants,
la reforestation, la vie à la cime des arbres,
le cacao et le chocolat, les palmiers, le café,
le sucre, les mangues, les bananes, les fruits tropicaux,
le bambou, les ananas, les épices ou encore les
noix de cajou. L'accent est mis sur le commerce équitable. Dans
le pavillon méditerranéen, vous découvrez
pareillement les paysages du bassin de ladite mer,
mais aussi de l'Afrique du Sud et de la Californie, puis enrichissez
vos connaissances sur les cultures agricoles locales,
le liège, les fruits, le tabac, les agrumes,
le raisin de vigne, les céréales, les
fleurs, les olives et les parfums. Il règne ici
des senteurs extraordinaires qui, lorsque je ferme les yeux, me transportent
sans effort sur la Côte d'Azur, chez ma grand-mère
! Le pouvoir des sens. Après
ces visites riches en émotions et en enseignements,
Jenny et moi allons encore flâner dans un autre
bâtiment, à l'architecture un peu plus
classique, où de nombreuses activités
ludiques sont proposées aux enfants pour continuer
à apprendre en s'amusant. Sont également
projetés ici quelques films courts retraçant
la création de l'Eden project, il y a
dix ans, à partir de rien, si ce n'est de cette
saignée terrestre à laquelle ressemblait
la carrière d'argile abandonnée. Quelle
entreprise ! J'admire.
Ravis
de notre journée, Jenny et moi rentrons à
Redruth et préparons le dîner. Nous passons
une bien agréable soirée à converser
autour de ce bon repas, à échanger des
récits de tranches de vie - de nos vies ou de
celles de nos proches - et à partager nos impressions.
Cela fait bien longtemps, hélas, que je n'ai
eu l'occasion de pratiquer mon anglais de façon
intensive, du matin au soir : il m'est donc un peu difficile
de m'y remettre sans transition mais peu à peu
les réflexes linguistiques reviennent.
DEUXIÈME
JOURNÉE À REDRUTH ET DANS LES ENVIRONS (22
juillet, 37 km) 39
PHOTOS
Le
petit déjeuner est encore plus copieux qu'hier.
(Je finirai par comprendre que tant que je ne dirai
rien et que j'avalerai de bon coeur tout ce qu'elle
me proposera, Jenny pensera que je n'en ai pas assez
et décidera d'en rajouter le lendemain ! Moi
qui ai horreur de gaspiller, il faut croire que ce serait
pourtant un petit signal régulateur !) En
fin de matinée, nous prenons la voiture pour
aller marcher un peu dans la campagne environnante.
Les Cornouailles anglaises ont été réputées
pendant longtemps pour leurs mines, en particulier de
cuivre et d'étain. (L'activité d'extraction
était couplée sur place à celle
de fonte.) Cette réputation perdure encore aujourd'hui
d'une certaine façon car, si les mines ne sont
plus exploitées depuis environ un siècle,
leurs nombreux édifices sont restés debout
tant bien que mal jusqu'à présent. Le
déclin de cette industrie, survenu vers la fin
du XIXe siècle, s'explique par sa perte
de rentabilité due à une combinaison
de facteurs dont le principal fut la concurrence de
nouvelles mines, plus abondantes, dans d'autres parties
du monde. Mais la côte cornouaillaise, au
nord comme au sud, est donc toujours truffée
de dizaines et de dizaines de ces vestiges, tout en pierres
et surmontés d'une haute cheminée. Parfois,
on les trouve même à flanc de falaise sur
le littoral, quelques mètres seulement au-dessus
des flots ! C'est dans un tel lieu chargé d'histoire,
rassemblant sur quelques hectares de lande et de friches
plusieurs de ces mines désaffectées à
la silhouette caractéristique, que Jenny et moi
sommes allés nous promener. L'accès y
est totalement libre, y compris à l'intérieur
des ruines ; on y remarque que quelques restaurations
ont été effectuées pour les préserver
d'un état de délabrement trop avancé.
Cet
après-midi, Jenny s'en va rendre visite à
l'une de ses amies actuellement à l'hôpital
et me suggère donc d'occuper mon temps à
ma guise. L'envie de partir à la découverte
des alentours avec Jeannette m'inspire bien, ou plutôt
s'agit-il de retrouver des lieux précis où
mes camarades et moi nous étions rendus et amusés
durant ce fameux séjour linguistique de l'été
2002. Avant d'enfourcher mon fidèle destrier,
je trouve un atlas de Grande-Bretagne à la maison
et, comme d'habitude, j'y photographie avec mon appareil
la carte du coin. Jenny, éternellement bienveillante,
me laisse quelques provisions pour le goûter,
je les charge dans le top case. Dans
un premier temps, je rejoins à quelques kilomètres
de là l'anse agréable de Portreath où,
il y a sept ans, nos accompagnateurs nous avaient amenés
pour un bain de mer, quelques jeux de plage et une balade
à pied sur les falaises. Tous ces souvenirs me
reviennent instantanément comme par magie tandis
que j'approche du front de mer ! Je stationne Jeannette
sur le parking et pars déambuler à gauche
et à droite, au gré du vent, observant
les scènes de vie que m'offrent les quelques
touristes
en cette journée estivale, couverte mais
non pluvieuse. Puis je pars à l'assaut de la
falaise dominant cette crique et au
sommet de laquelle trône toujours - et depuis
fort longtemps je suppose - un impressionnant amer blanc,
repère pour les marins. Je me souviens bien de
ce symbole et il me plaît de revenir l'effleurer
grâce à Jeannette. Derrière lui
s'étend généreusement la bruyère
mauve bien connue dans ces régions au climat
hyper-océanique, battues par le vent, le crachin
et les embruns. Aujourd'hui,
on est bien loin de connaître la tempête
mais un souffle régulier se fait tout de même
sentir. Le vol des goélands tournoyant gaiment
tout près de moi me fascine, m'hypnotise même,
me fait perdre la notion du temps ! Ma très grande
affection pour l'histoire de Jonathan Livingston
le Goéland y est sans aucun doute pour beaucoup.
Je crois ainsi comprendre, en les contemplant, que la
rupture de pente constituée par le sommet de
la falaise perturbe l'écoulement du vent, engendrant une
sorte de tourbillon qui les attire irrésistiblement ! L'un après l'autre, ils viennent
planer devant moi comme des enfants
captivés par un jeu inédit, « surfer » sur cette
vague invisible. Mais cette capacité à
anticiper un peu leur trajectoire ne m'est pas suffisante
pour vraiment réaliser de bonnes photos.
Qu'importe ? Je me régale du spectacle !
Je
repars vers l'ouest en longeant de plus ou moins loin
ce magnifique littoral à falaises. Je marque
deux ou trois arrêts pour en arpenter à
pied quelques promontoires remarquables et pour m'emplir
les yeux de la beauté du panorama. J'atteins
vite un autre village côtier répondant
au doux nom celte de Gwithian. Sa petite église
typiquement anglicane et son cimetière attenant,
planté de beaux arbres et de buissons, m'interpellent.
La grille est ouverte, la porte de l'église aussi.
Visiblement je suis le bienvenu même s'il n'y
a
absolument personne. À l'intérieur de
l'édifice, accrochés aux bancs, des dossiers
cousus de motifs différents - simples pour certains,
sophistiqués pour d'autres, mais tous de couleurs
bien vives et plaisants à regarder - attirent
l'oeil du visiteur et égayent cet intérieur
avec originalité. Il
ne faudrait plus que je tarde à rentrer à
Redruth. Ne souhaitant pas revenir sur mes pas par les
mêmes routes mais préférant en explorer
d'autres à l'intérieur des terres, je
recours donc à ma « carte numérique
artisanale », sur l'écran de mon appareil
photo, et parviens sans difficulté à emprunter
l'itinéraire que je vise. Jeannette et moi
traversons les villages de Carnhell Green, Praze-an-Beeble
- j'adore ce nom ! - et Four Lanes avant de retrouver
les faubourgs de Redruth puis la Laburnum House.
Pour
clore la journée en beauté, Jenny m'invite
à assister à un spectacle d'un genre très
apprécié en Cornouailles : une chorale
professionnelle ! Ce type de représentation est
en effet bien répandu par ici, à tel point
que plusieurs villages ont chacun constitué leur
propre groupe de choristes et, selon la renommée
que ces différents ensembles parviennent
à se forger, ils se déplacent dans tout
le comté, voire tout le royaume, voire à
l'étranger ; ils enregistrent même des disques
! Ce soir, c'est dans
l'église voisine de Gwennap qu'ils se reproduisent
et plusieurs choses me surprendront agréablement.
L'importance du public d'abord puisque l'église
est presque pleine. Le nombre de choristes ensuite
puisqu'ils ne sont pas moins d'une trentaine, tous très
élégamment vêtus et affichant un
sourire décontracté trahissant leur plaisir
intime d'être ici pour partager
leur passion avec les spectateurs. Également
le professionnalisme
et le talent du chef de choeur les accompagnant au clavier,
un certain Alastair Taylor, originaire de ces terres
mais si brillant musicien qu'il lui arrive de jouer
à l'autre bout du monde, sans pour autant oublier
sa Cornouailles natale pour laquelle il cultive une
affection particulière et où il revient
régulièrement se représenter. La
grande qualité de l'ensemble, enfin, qui m'a
littéralement enchanté : la cohésion humaine et musicale de toutes ces
personnes mues par un objectif commun d'harmonie, l'ampleur
et la gravité ou la douceur et la légèreté
des titres ainsi interprétés. En guise
de transition entre les morceaux, un homme d'un certain
âge parlait à la foule du haut de la chaire,
notamment pour raconter des blagues ! D'un humour très
anglais bien sûr, très cornouaillais même
d'après ce que Jenny m'en a dit. Mais il parlait
vite, avec un accent local et des expressions tout aussi
endémiques de la région, par conséquent
je n'ai quasiment rien compris à ses paroles
! Cela dit je m'amusais de voir toute l'audience -
constituée pour une bonne partie de personnes
âgées - s'abandonner alors à de puissants
et contagieux fous rires toutes les deux minutes ! Le
simple bonheur de vivre, émanant aussi bien des
artistes que de leurs admirateurs, au coeur de ce petit
village inconnu de tant de personnes, bien loin de Londres
et des grands soucis de ce monde, était merveilleusement
palpable et d'une authenticité profonde. Ces
hommes et ces femmes, rassemblés par le plaisir
de la musique et bien que nombreux, donnaient l'impression
d'être soudés comme une bonne vieille famille
! Une scène respirant de sympathie et de fraternité,
digne d'un beau film !
TROISIÈME
JOURNÉE À REDRUTH ET DANS LES ENVIRONS (23
juillet, 0 km) 29
PHOTOS
Il
y a sept ans, j'avais également beaucoup sympathisé
avec la professeur d'anglais qui nous donnait des cours
chaque matin, Jean RUSTEAN, et nous avons aussi
échangé quelques lettres depuis lors.
Je souhaite donc passer la revoir mais, si je connais
son adresse, j'ignore en revanche son numéro
de téléphone et ses disponibilités.
Jenny et moi la recherchons dans l'annuaire mais ne
la trouvons pas. Bien, alors rendons-nous chez elle
et voyons sur place ce qu'il pourra en être ! Nous
voici donc partis vers le sud, à Helston précisément,
sous un soleil méridional justement. Ne sachant
où se situe l'adresse dont je dispose,
nous demandons notre chemin à la dame d'une station service
et, après quelques hésitations dans le
labyrinthe du lotissement, nous trouvons la maison de
Jean ! Je vais sonner, c'est elle qui ouvre, surprise
évidemment de me voir débarquer ainsi
et - heureusement - m'assurant que je ne la dérange
pas. Son père est là aussi. Elle nous
invite, Jenny et moi, à entrer et nous sert vite
la légendaire cup of tea ! (J'ai d'ailleurs
omis de préciser que Jenny, en bonne Anglaise
qu'elle est, en consomme à longueur de journée
et que j'ai naturellement pris un peu le pli ces derniers
jours.) Nous bavardons tous ensemble, d'abord sous la
véranda puis dans le jardin, échangeant
nos récits de vie et nous remémorant nos
souvenirs de 2002. Ce moment de partage, bref et improvisé,
est un enchantement réciproque. Je suis très
content que cette tentative de retrouvailles ait pu
si bien aboutir !
Profitant
de notre venue dans cet autre coin des Cornouailles ainsi
que de ce temps magnifique et sur les bons conseils
de Jean et de son père, Jenny et moi décidons
ensuite de faire un peu de tourisme. Nous rejoignons
alors The Lizard Point, le lieu le plus méridional
du Royaume-Uni (îles exceptées), le «
frère »
de Land's End - tout près d'ici - qui
en
est le plus occidental. Nous stationnons la voiture
au village de Lizard et allons d'abord acheter des Cornish
pasties, spécialité culinaire typiquement
locale : ce sont de délicieux chaussons cuits,
fourrés le plus souvent de viande, de pommes
de terre ou d'oignon mais dont il existe bien d'autres
variantes toutes plus savoureuses les unes que les autres
! Nous nous en procurons donc dans une petite boutique
chaudement recommandée par nos amis puis partons
en balade à pied pour les déguster face
au plus beau décor possible ! Dès
la lisière du bourg, le paysage de cet autre
finistère anglais est saisissant ! Il nous dévoile
falaises et landes, rochers couverts de lichens et fleurs
colorées, ciel méditerranéen et
océan d'un bleu profond, paisibles troupeaux
de vaches et colonies de goélands. Le regard
peut s'enfuir dans bien des directions, une légère
brise couronne le tout, alors les ingrédients
sont réunis pour nous faire apprécier
le pique-nique ! Nous nous asseyons dans l'herbe moelleuse
bordant le sentier et nous nous régalons en goûtant
à ces fameux pasties ! Moment privilégié
face à ces beautés naturelles : j'ai l'impression
d'être un petit enfant emmené en vacances
et gâté par sa jeune grand-mère
! En revenant au village,
Jenny réclame sa pause cup of tea ! Une
vraie drogue, pensé-je ! Avant
de rentrer à Redruth, nous nous rendons non loin
d'ici dans l'étroite et ravissante vallée
de Cadgwith où est amarré un petit port
de pêche coloré, en activité à
cette heure-même : les marins-pêcheurs s'affairent
à différentes tâches logistiques
sur leurs bateaux. Nous observons les scènes,
écoutons quelques bribes de leurs conversations,
admirons le cadre, oxygénons nos poumons de ce
bon air marin, et moi je m'escrime toujours à
photographier les goélands nombreux mais facétieux
!
Encore une journée
bien remplie ! Au menu de ce soir, sur la table du petit
salon-véranda on-ne-peut-plus british
: saumon, préparé selon les soins de Jenny,
mignardises ou encore fruits rouges, le tout avec un
fond sonore de musique classique !
QUATRIÈME
JOURNÉE À REDRUTH ET DANS LES ENVIRONS (24
juillet, 130 km) 42
PHOTOS
De
la même manière que la pointe de notre
Bretagne - qui vit Ginette se volatiliser - m'a toujours
fascinée et attirée par le charme de son
éloignement et de son relatif isolement, je suis
sensible à la poésie voisine qui émane
de sa région-soeur anglaise. Puisque je me trouve
aujourd'hui en ces lieux, je voudrais m'imprégner
le plus possible de leur beauté et de cette «
poésie
géographique » qu'ils cultivent avec le concours
de celles et ceux qui les peuplent. Pour
mener à bien cette alléchante expérience
de découverte, pour que mon esprit s'y sente le plus libre possible, je tiens à
retrouver provisoirement une solitude que j'affectionne
beaucoup, je veux être de nouveau seul avec Jeannette
sur la route, seul face à la Nature immense,
seul avec mes idées, seul à gambader dans
le décor et seul à gamberger dans ma tête,
affranchi de toute contrainte si ce n'est celle de ne
pas rentrer trop tard. La
météo s'annonce bonne, la journée
semble propice, alors je hisse les voiles vers dix heures.
J'emporte dans le top-case un solide pique-nique que
Jenny m'a préparé « comme au bon vieux
temps », lorsque durant mon séjour linguistique
je partais chaque jour pour des leçons d'anglais
et des loisirs.
Redruth
et ses alentours sont dominés par une colline
d'environ 230 mètres d'altitude, donc pas si
élevée mais néanmoins remarquable
et, j'oserais dire, « charismatique » ! À
son sommet se trouvent deux curiosités. La première
est un château - le Carn Brea Castle -
aux pierres sombres et inquiétantes
; l'étrange particularité qui lui donne
tout son charme réside dans le fait que sa structure
repose en partie sur d'énormes blocs de
granite. Impressionnant ! On trouve d'ailleurs
à la ronde plusieurs dizaines de blocs similaires
; très volumineux, ils ont cependant été
patiemment sculptés par l'érosion jusqu'à
adopter des formes très douces, des courbes féminines
; d'un poids certainement phénoménal,
ils semblent néanmoins avoir été
semés ici comme une poignée de cailloux
jetée dans les fougères ! À
une ou deux encablures du château, au point culminant
de la colline, se dresse la seconde curiosité
locale : un monument massif et assez mystérieux,
en forme d'une croix colossale de trente mètres
de haut et prenant appui sur un énorme piédestal.
Dominant l'ensemble de cette extrémité
de la Grande-Bretagne, il peut être réciproquement
aperçu de très loin lorsque l'on se promène
dans la région, au point de devenir un véritable
symbole et un repère aux yeux du visiteur de
passage.
Ses abords sont également truffés de graines
de menhirs très amusantes à escalader.
Quelques gouttes tombent et je descends m'abriter au
coeur de l'un de ces enchevêtrements rocailleux,
comme une bête traquée se réfugiant
dans une cavité naturelle protectrice et rassurante.
Le nuage ne fait que passer. À
mon sens, ce château, ce monument, ces blocs anarchiques,
par leur aspect, leur nature, leur texture et leur couleur
caractéristique, puis par ces ambivalences qui
leur échappent entre force et douceur, entre
gravité et légèreté, entre
intimidation et attirance, incarnent à merveille
l'âme celte de ces contrées ! Mais
voilà que l'heure tourne et les roues de Jeannette
feraient bien de suivre.
Cap
à l'ouest, sur Hayle et ensuite Saint-Ives !
Baignée par les eaux magnifiques de sa baie,
la ville me renvoie presque des accents de tropiques
! Seules les maisons rappellent que nous n'avons pas
quitté l'Angleterre. Le soleil brille et les
nuances de bleu se côtoient, se succèdent,
se complètent. Le tableau méritait vraiment
le détour ! Au-delà,
je m'aventure vraiment sur le chemin d'un no man's
land : la petite route touristique qui serpente
et longe la côte à distance raisonnable
me propulse dans des campagnes au visage bien différent.
Une végétation basse, voire rase, sans
un arbre, des fougères et des fleurs, des rochers
affleurants, quelques troupeaux, et de rares hameaux
que l'on dirait abandonnés, qui ne le sont pas
mais qui tournent résolument le dos à
la lointaine agitation londonienne... l'impression de
« finistère » se fait sentir ! Petit
à petit, l'ouest ne m'offre plus à voir
que de la mer, rien que de la mer ! C'est ainsi que
j'atteins le Cape Cornwall, dernier bastion (ou
presque) de la Grande-Bretagne. La véritable
pointe occidentale du pays est la célèbre
falaise de Land's End, qui se trouve à
quelques kilomètres de là et que je peux
fort bien apercevoir au loin, mais l'on m'a dit que
ce site était devenu très touristique
et que son accès était désormais
payant. Alors je préfère profiter de la
sensation d'« extrémité », bien
réelle, ici sur son cap frère qui est
manifestement beaucoup moins convoité, plus paisible,
plus accueillant en somme. Il y a bien un petit parking
payant mais ce n'est pas grand-chose ; d'ailleurs sa
gérante, sortie de sa guérite, sourit
en me voyant arriver et, clairement, hésite à
me demander la livre sterling habituellement requise.
C'est que les motocyclistes doivent payer mais pas les
cyclistes, alors moi qui suis-je donc ? De bonne humeur,
et en lui renvoyant son sourire, je m'allège
quand même de ladite pièce. Une
fois Jeannette stationnée, je m'éloigne
de quelques pas, le pique-nique de Jenny sous le bras,
et m'assois dans l'herbe - m'allonge même presque
- pour le déguster tranquillement. Le panorama
est splendide, le soleil brille, une légère
brise caresse les visages, et surtout il règne
un calme et une douceur saisissants. Quelques autres
personnes sont là, des visiteurs ou des locaux,
se promenant sur les sentiers ou s'étant comme moi
posé
dans l'herbe, mais tous ont la délicatesse
d'observer un profond silence pour respecter la majesté
de l'instant et des éléments. Agréable
sensation de flottement. Le
ventre plein, je pars déambuler au bout du cap
à proprement parler, respire à pleins
poumons, profite au mieux de ces minutes privilégiées
et m'exerce à prendre quelques photographies
intéressantes. Le moment est magique et je l'aurais
volontiers laissé s'éterniser mais une
bonne distance m'attend encore.
Je
passe ensuite devant l'entrée du site de Land's
End. La quantité de pancartes qui, de mile
en mile, en a indiqué la direction et
vanté la beauté et la dimension symbolique
laisse deviner le succès du lieu et la vocation
commerciale qu'on a fini par lui assigner. Je ne m'embarque
donc pas dans cette farce, bien assez comblé
par ma pause envoûtante au Cape Cornwall,
et poursuis alors mon tour de cet orteil territorial,
patiemment, par la petite route notée comme pittoresque
sur la carte. Bien vite, elle m'entraîne déjà
le long de la côte méridionale étant
donné que ce finistère anglais est beaucoup
plus étroit que le nôtre. Justement,
puisque la mer s'étale maintenant au sud et que
ce n'est plus l'Amérique mais l'Armorique qui
occupe la rive d'en face, je ne peux m'empêcher
d'avoir une forte pensée pour Ginette
comme avec l'envie de lui crier : « Tu vois, je
continue à m'amuser, à réaliser
des rêves, des défis, et finalement à
profiter de la vie, avec la même ardeur que celle
que tu m'as bien involontairement transmise ! » De
plateaux ensoleillés en vallées ombragées,
de bonnes montées en bonnes descentes, je rejoins
Penzance, qui est en quelque sorte le Brest anglais.
Pas par sa taille, puisque Penzance est beaucoup plus
petit, mais par le fait que c'est la dernière
ville importante, le terminus de la voie ferrée
venant de Londres ! Ici, pas de grande rade mais une
bien jolie baie tout de même, au milieu de laquelle
est ancré le Saint-Michael's Mount qui
n'est autre que le frère anglais de notre Mont-Saint-Michel.
Tous deux présentent bien des similarités,
à commencer par celle de pouvoir être encerclé
par les eaux des grandes marées, et, sans vouloir
m'abandonner à des comparaisons rapides
et partiales, je reconnais que le leur dégage
également énormément de charme.
Il rappellerait d'ailleurs facilement « L'Île
Noire » dans Tintin ! Il
ne me reste plus qu'à rejoindre Redruth sans
(trop) me perdre.
Au
terme de cette merveilleuse balade, je cueille le sentiment
d'avoir accompli ce que je souhaitais, c'est-à-dire
explorer ce bout du monde en arpentant ses routes
au guidon de Jeannette. Conscient que ce périple
britannique est sans doute le tout dernier que je réalise
à cyclomoteur, je suis heureux qu'une journée
comme celle-là, aussi belle et réussie,
contribue à lui donner des airs de bouquet final
qui me plaisent bien. La page se tourne petit à
petit mais en beauté. Je
suis heureux aussi d'avoir effectué cette sensationnelle
virée en cavalier solitaire, de m'être immergé
dans cette bulle, physiquement limitée aux dimensions
de Jeannette et culminant au sommet de mon casque, mais
mentalement illimitée, fertile en pensées
constructives, permettant de tendre vers un vertueux
« connais-toi toi-même ». Et
je ne suis pas moins heureux de retrouver
la présence chaleureuse et attentionnée
de Jenny à la maison en fin d'après-midi. La solitude et la compagnie forment
selon moi un
couple fructueux : la compagnie des autres nourrit les réflexions de nos
heures solitaires, tandis que celles-ci nous enrichissent pour témoigner
ensuite au mieux notre bonté aux autres.
CINQUIÈME
JOURNÉE À REDRUTH ET DANS LES ENVIRONS (25
juillet, 0 km) 64
PHOTOS
Dès
le début de mon séjour ici, Jenny m'avait
fait plaisir en m'annonçant qu'elle souhaitait
m'emmener passer une journée aux Îles Scilly.
Il s'agit d'un petit archipel constitué d'une
dizaine d'îles de taille très modeste,
dont la moitié seulement est habitée,
ainsi que d'une quarantaine d'îlots avec lesquels
jonglent les marées. En comparaison de nos
îles bretonnes - Ouessant, Molène, Sein
-, les Scilly sont nettement plus éloignées
du continent (pardon, de la grande
terre ici) puisqu'il ne faut pas compter moins de deux heures
et demie de bateau pour les rejoindre depuis Penzance. Tout
me porte à vouloir découvrir ces miettes
de terre ayant jeté l'ancre à l'endroit précis
où se rejoignent - parfois, paraît-il,
en une vigoureuse rencontre de courants contraires -
les eaux de l'Atlantique et celles de la Mer d'Irlande.
Ma curiosité géographique, mon intérêt
pour l'environnement littoral, mon désir de poser
le pied sur des terres inconnues où je n'aurai
pas de sitôt l'occasion de revenir... tout cela
m'influence et me rend plus qu'enchanté par la
proposition de Jenny ! Toutefois, au fur et à
mesure que s'est écoulée la semaine, nous avons
été amenés à nous interroger
sur la viabilité du projet. En effet,
si cette journée de samedi se montre à
présent propice après toutes nos récentes
occupations, un problème se pose : les
traversées maritimes étant dépendantes
des marées, les horaires de ce jour sont
hélas restreints, et vouloir accomplir l'aller-retour
dans la journée implique de ne rester que trois
petites heures sur place. C'est en effet assez
dissuasif compte tenu de la durée importante
de chaque traversée ; pour autant, je tiens
absolument à saisir cette chance de pouvoir me
rendre sur ces fameuses îles, tout fasciné
que je suis par les petits morceaux de territoire à
la fois habités et isolés. Finalement,
Jenny accepte ma requête mais préfère,
elle, ne pas effectuer un si long voyage pour une si
courte durée là-bas.
En
milieu de matinée, elle m'accompagne donc au
port de Penzance pour que je prenne le bateau, baptisé
le Scillonnian III. Elle attend gentiment sur
la jetée jusqu'au départ et
nous nous faisons de grands gestes amicaux tandis que
je m'éloigne. Comme chaque fois, je goûte
la joie de prendre la mer, de sentir le sol constamment
mouvant, parfois berceur, plus souvent traître,
jamais vraiment méchant. Quelques goélands
viennent voler aux côtés du bateau après
avoir apprivoisé son allure, planant à la
hauteur du pont où je me trouve avec les autres
passagers, nous observant, nous espionnant, se demandant
certainement si l'on n'aurait pas quelques succulents
encas à leur proposer. Nous
longeons la côte sud des Cornouailles. Je l'aperçois
cette fois depuis la mer après l'avoir parcourue
hier avec Jeannette. À son extrémité,
les falaises de Land's End et, plus loin au nord,
du Cape Cornwall se dévoilent à
nous sous cet angle inédit. Puis tout cela s'éloigne,
rapetisse, et seule reste la mer dont chacun se
demande quelle est l'humeur du jour. De loin, elle nous
semblait relativement calme mais elle ne l'est finalement
pas tant que cela : dans le salon intérieur,
j'assiste à la décomposition de plusieurs
visages. Certains, recroquevillés sur leur fauteuil,
cherchent vaille que vaille le sommeil d'une sieste
salvatrice en attendant d'être libérés
par le gong de l'arrivée.
En
approchant enfin des Scilly, on peut embrasser du regard l'ensemble
de l'archipel. Les grandes terres apparaissent comme
des liserés tracés à la surface
de l'eau tandis que chaque îlot et chaque rocher
créent parmi elles une impression de dédale
probablement redouté des marins, surtout lorsque
l'on imagine la surenchère de pièges que
les courants de marée leur tendent sans pitié. Sous
un ciel pour le moment couvert, nous nous faufilons
prudemment entre
quelques îles avant d'accoster au port de Hugh Town, sur l'île principale
nommée Saint-Mary's. Bien évidemment,
je sais que mon temps ici est compté et je ne veux
pas le perdre ; néanmoins je tiens à le
prendre. Je ne veux pas courir et ne voir que le bout
de mes chaussures. Armé d'un fascicule touristique
et de cartes, je m'engage sur le sentier ceinturant
Saint-Mary's mais sans but très précis,
sans m'astreindre à parcourir une certaine distance,
sans projeter le moindre programme, juste en me laissant
aller au gré du vent et de mes sentiments. Envie
d'avancer ? J'avance. Envie de me poser ? Je me pose.
En fin de compte ce serait aussi simple que
cela, la meilleure recette pour utiliser au mieux
le temps imparti, c'est-à-dire apprécier l'endroit comme il
le mérite et s'y forger des souvenirs de valeur. Je
m'extrais donc du bourg pour cheminer en bord de mer, m'arrête, prends des photographies, m'amuse
de trouver un banc grignoté par un environnement
de hautes fougères, longe des fortifications
au travers desquelles des canons ont été
laissés en place, contemple les voiliers qui ne se pressent
pas davantage que moi, franchis rochers et murets, tends
l'oreille aux oiseaux, me fige lorsque l'un d'eux vient se poser à
un mètre de moi. (Peu habituée à
voir s'agiter des hordes de personnes, la faune locale
n'est guère craintive.) Je me laisse surprendre
par la densité de fleurs que l'on rencontre dans
les jardins de plusieurs demeures autant que par la
variété de leurs couleurs - rouges, oranges,
jaunes, bleu clair, bleu marine, mauves, blanches -,
je m'émerveille devant la teinte très
limpide et presque turquoise que prend la mer en certains
endroits précis du littoral, essentiellement
dans les criques abritées, j'observe les baigneurs
et immortalise une dernière fois Hugh Town depuis
un petit promontoire offrant sur elle un point de vue
intéressant. La pause pique-nique n'aura pas
non plus été expédiée, à
quoi bon bâcler ce moment important ? Au
bout de trois heures, lorsqu'il me faut déjà
revenir au port pour reprendre le bateau, eh bien force
est de constater que je n'ai ceint de mes pas
qu'une infime partie de Saint-Mary's, qui n'est donc
qu'une île parmi d'autres voisines. Mais cela
ne fait rien. Au contraire, cela fait tout ! Je suis
ravi d'être venu et d'avoir pris le temps de m'imprégner
comme une éponge de l'atmosphère lumineuse,
parfumée, paisible et poétique de ce microcosme
entre ciel et mer. De plus, le soleil est revenu peu
à peu au fil de ma promenade jusqu'à
mettre idéalement en valeur l'ensemble de ce
tableau géographico-pictural ! Une
visite en crescendo !
La
traversée du retour sera moins mouvante que celle
de l'aller. Jenny vient me chercher au port de Penzance
et je lui raconte ma belle journée. Lorsque nous
rentrons à la maison, nous repartons... en voiture
de course ! Car ma chère amie, comme de nombreux Anglo-Saxons
fous de véhicules anciens, est l'heureuse propriétaire
d'une rutilante Triumph Vitesse des années 1970
! Il faut dire que Stephen, son mari décédé
en 2006, en avait lui-même collectionné
plusieurs successivement, ce qui explique que cet intérêt
pour ces bijoux mécaniques est donc ancré
de longue date dans la maison. Jenny me propose donc
que nous sortions sa belle, que nous la fassions ronronner,
rugir même, que nous lui dégourdissions
un peu les roues car cela fait un petit moment qu'elle
n'a pas eu l'occasion de prendre l'air ! Et puisque
le temps s'y prête, nous la passons en mode cabriolet
! Cette petite virée
nous divertira beaucoup : il est drôle de voir
Jenny s'amuser comme une enfant en tournant le volant
et en appuyant sur le champignon ! Le doux bruit du
moteur, lui, est mythique. Par contre il ne faut pas
avoir de trop grandes jambes pour réussir à
se glisser dans cette boîte d'allumettes propulsée
au ras du sol ! Bref, un petit plaisir pour tous les
deux et peut-être aussi pour la machine, un plaisir sportif mais
pas trop, visuel, auditif, tactile avec ce vent de vitesse
qui siffle au-dessus de nos têtes et vient mourir
sur nous, un plaisir dans le plus pur style britannique
et un plaisir convivial avant tout ! Un
bon dîner, comme chaque soir, nous remettra de
ces émotions
SIXIÈME
JOURNÉE À REDRUTH ET DANS LES ENVIRONS (26
juillet, 0 km) 6
PHOTOS
En
ce dimanche, tout dernier jour que je passe ici à
Redruth, nous n'avons pas prévu un programme
trop chargé, d'autant plus que la pluie et le
vent frais sont revenus sévir. Dans la matinée,
Jenny rend visite à des amis dans le cadre d'une association
dont elle fait partie ; pendant ce temps, elle me suggère
d'aller marcher sur un sentier situé en contrebas
de la colline du Carn Brea Castle et la longeant.
Réservé aux piétons et aux cyclistes,
il est effectivement très agréable et,
malgré le temps maussade qui m'arrose généreusement
de son crachin, je m'y livre à quelques rêveries
et méditations. L'après-midi,
Jenny et moi rendons visite à sa fille et sa
petite-fille et savourons ces moments de complicité
familiale.
C'est
la soirée de cette ultime journée cornouaillaise
de mon voyage qui sera plus marquante : Jenny a eu l'excellente
idée de m'emmener voir et écouter une
autre chorale professionnelle, exclusivement masculine
celle-ci et mise en scène d'une façon
fort élégante. Mais je ne devrais pas
en dévoiler trop tout de suite. Car nous décidons
de nous rendre en avance à Saint-Ives - où
a lieu la représentation - pour y déguster,
dans une brasserie du port, des fish
and chips ! Eh bien oui, je ne pouvais pas repartir
d'Angleterre sans en avoir avalé ! Ce n'est certes
pas très diététique mais nous nous
régalons, surtout que le cadre s'y prête
tout à fait avec ce bord de mer et ce temps tristounet
pas bien chaud ! Je
profite de cet instant, l'un de mes derniers tête-à-tête
avec cette si chère Jenny qui m'a tant donné
durant une semaine, pour lui offrir un cadeau de remerciement
que j'ai réussi à acheter aujourd'hui
à son insu. Il s'agit d'un collier et
d'une paire de boucles d'oreille. Elle en est
touchée.
Rendez-vous
à la chorale. Si j'ai parlé d'élégance,
c'est d'une part parce que les choristes - pas moins
de cinquante-quatre - se sont tous mis sur leur
trente-et-un (voire trente-deux, clin d'oeil à
mon grand-père), et d'autre part en raison de
la beauté de la salle avec ses boiseries et
le grand rideau rouge de sa scène. Ce contexte
raffiné charme le spectateur dès son arrivée
et lui fait entrevoir la qualité du partage artistique
qui va lui être offert. (Je n'aime guère
le mot prestation car lorsque l'on prête
on récupère, alors que les vrais artistes
donnent, tout simplement, désintéressés.) Jenny
et moi sommes placés au balcon, ce qui nous permet
de très bien voir l'ensemble du spectacle. Comme
il y a quatre jours, c'est Alastair Taylor, ce talentueux
musicien local, qui conduit et accompagne au piano la
chorale, assis face à elle. « La conduit et l'accompagne
»
à la fois, oui, car bien souvent il profite
que l'une de ses deux mains soit brièvement libre
pour s'exprimer grâce à elle à la
manière d'un chef d'orchestre à l'encontre
des cinquante-quatre hommes qui l'observent. (L'un d'eux
est d'ailleurs un ami proche de Jenny à qui nous avons rendu
une rapide visite il y a trois jours.) Les
morceaux sont magnifiquement interprétés.
Ce vaste ensemble de voix masculines leur donne une
puissance, une profondeur et une gravité particulières,
qui ne peuvent que nous saisir au coeur. Nous et tous
les autres spectateurs les écoutons religieusement
puis les applaudissons chaleureusement. Une fois de
plus, je suis très agréablement surpris
par la qualité de la représentation, et
une fois de plus elle est ponctuée d'interludes
très humoristiques ! Entre
certains morceaux, un homme vient raconter des blagues
typiquement cornouaillaises ! Comme à Gwennap
mercredi, le contexte très formel et l'air sérieux
que cet homme parvient à conserver en permanence
créent un contraste plus que curieux avec ces
histoires légères qui font littéralement
s'esclaffer le public ! La force de leurs éclats
de rire - qu'ils ne retiennent absolument pas - tranche
elle aussi avec le flegme britannique dont
on les aurait facilement soupçonnés en
les voyant arriver ce soir ! Bien entendu, je ne comprends
toujours rien à ces plaisanteries nettement imprégnées
de la culture régionale, mais cette fois Jenny
s'organise : elle prend rapidement des notes sur un
brouillon et tâche ensuite de m'expliquer, plus
lentement, avec des mots plus courants et mieux prononcés,
ce qui est si drôle. Et elle y réussit
très bien : dès que je saisis le fond
de la chose, je ris à mon tour de très
bon coeur ! Mais Jenny n'aura pas le temps de me faire
comprendre la totalité des blagues ici-même
; elle terminera alors cet exercice à notre retour
à la maison, et de nouveau, ensemble, nous aurons
du mal à nous arrêter de rire !
Cette
mémorable soirée ne pouvait mieux conclure
mon séjour. Comme bien souvent, je me sens partagé
entre l'envie de reprendre la route et le refus de repartir
déjà. Une semaine, cela aura été
relativement long, c'est vrai, mais nous aurions eu encore
tant de choses tangibles à accomplir et de choses
impalpables à partager ! Quel
plaisir d'avoir réussi à venir ici, depuis
sept années que j'y songe, et d'en avoir pleinement
profité ! J'essaierai de ne pas attendre autant
avant de revenir. À vélo peut-être
? Mais pour rester dans le présent, Jenny, je
t'adresse un immense MERCI !
REDRUTH
- EXETER (27
juillet, 170 km) 21
PHOTOS
Au
risque de déranger Jenny, j'ai tenu à
me lever à cinq heures du matin. Il va de
soi que je ne voudrais pas manquer mon ferry à
Portsmouth ce soir, or 399 km m'en séparent -
par le même itinéraire qu'à l'aller
-, et non seulement je dois prévoir de passer
au minimum quatorze heures sur la route, mais en plus
je dois me laisser une marge la plus confortable possible
pour m'éviter d'être angoissé par
la montre. Après tout, sur un tel trajet, il peut s'en passer des
choses qui vous retardent !
Je ne croyais pas si bien dire en pensant cela... Alors
que les premières lueurs du jour pointent à
peine le bout de leur nez, j'ouvre les yeux dans ma chambre chaleureuse,
pour
la dernière fois donc - du moins avant un certain
temps. Le temps s'est amélioré
par rapport à hier. Je rassemble mes affaires
et descends : Jenny m'a préparé à
la fois un ultime solide petit déjeuner et un
ultime solide pique-nique afin que je parte le ventre
plus que plein et que je ne manque absolument de
rien en chemin ! (Le top-case et mon sac à dos
seront chargés au maximum, cela dit Jenny est
toujours aussi surprise que je puisse transporter «
all
my life » dans de si petits contenants ! Petits
peut-être mais pas si légers.) À
un moment, pendant qu'elle sort pour aller essuyer la
selle de Jeannette (trempée par la pluie d'hier)
avec un vieux chiffon et une très délicate
attention, je me précipite dans la cuisine pour
écrire à la craie sur la petite ardoise
accrochée au mur « Thank you Jenny !
»
Comme je le souhaite à cet instant, ce n'est
qu'après mon départ que ses yeux se poseront
dessus. L'adieu n'est
pas si facile. Nous sommes tous deux gagnés par
l'émotion, sur le trottoir devant la maison,
lorsque nous devons nous quitter pour de bon. Tout au
long des premières centaines de mètres,
je me retourne régulièrement pour lui
faire de grands gestes amicaux qu'elle me rend, et quand
je ne me retourne pas je guette sa présence dans
le rétroviseur.
Malgré
cette petite mélancolie prévisible, je reste dans l'instant présent qui me dit que
ce séjour ici, en une si bonne et bienveillante
compagnie, a été merveilleux, l'instant
présent qui me prie d'avancer sans flâner,
l'instant présent qui m'encourage à me
réjouir
de conditions de conduite aussi agréables. En
effet, contrairement à mon arrivée dans
la région lundi dernier, il fait beau ce matin,
pas trop froid, la vue est bien dégagée
sur la campagne cornouaillaise. De plus il n'y a quasiment personne
sur la route, Jeannette roule avec détermination
et régularité, tout se passe pour le mieux,
sans aucun motif de stress, je me sens donc parfaitement
bien ! J'ai d'ailleurs volontairement prévu une
marge suffisamment large sur l'horloge pour m'autoriser
à m'arrêter prendre des photos que je n'ai
pas pu prendre à l'aller. Cela concerne particulièrement
ma nouvelle traversée du Dartmoor : ce
parc national m'avait déjà ébloui
lundi dernier mais les lumières d'aujourd'hui
y sont bien meilleures encore, alors je n'hésite
pas à y capturer celles des vertes collines,
des murets et des ponts érigés de vieilles
pierres, des fermes et des animaux isolés dans
cette immensité, des nuages cotonneux et des
moutons laineux qui essayent de leur ressembler (à
moins que ce ne soit l'inverse). Mes yeux se régalent
! L'heure tourne mais c'était anticipé
: je suis encore largement dans les temps. En
redescendant à des altitudes moins célestes
que celles des reliefs du Dartmoor, je retrouve
donc la grande ville d'Exeter, que je parviens cette
fois à traverser sans m'égarer. Tous les
voyants sont dans le vert, je suis les pancartes qui m'intéressent et me
retrouve sur l'une de ces étranges routes anglaises,
auxquelles j'ai fini par m'habituer, qui comportent
une ou deux voies selon les tronçons et
sont donc plus ou moins rapides... Et là... Pouf
! L'arrière de Jeannette s'affaisse légèrement.
Je regarde : crevaison !!
La
rage au coeur, je m'arrête. « Oh non ! Oh
non pas ça, non ! » Eh bien si Julien,
et tu dois l'accepter. Ce
qui m'accable le plus, c'est que je me suis aperçu
depuis plusieurs jours déjà que j'avais
malencontreusement oublié d'emporter la bombe
anti-crevaison que j'ai toujours en réserve chez
moi ; par conséquent, cela fait plusieurs jours
que je me dis que ce n'est pas raisonnable de voyager
sans elle et que je devrais en racheter une. J'y ai
pensé, je n'y ai plus pensé, j'y ai repensé,
ça m'a de nouveau quitté et ainsi
de suite. De la paresse aussi. Sauf que maintenant,
à cet instant précis, je me maudis ! Il
m'arrive ce que je priais qu'il ne m'arrivât pas
! Je n'ai pas de pneu de rechange non plus bien sûr. Je
tente de garder mes esprits et recense les maigres
choix qui s'offrent à moi. À l'évidence,
je suis démuni à cet endroit, je ne peux
rien faire, je ne sais rien faire, alors je dois bouger.
Juste derrière moi se trouve une bretelle d'accès à
cette voie rapide ; en poussant Jeannette sur
l'herbe du bas-côté, je l'emprunte à
contre-sens. Première bonne surprise : je me
rends vite compte que je m'apprêtais tout juste
à quitter l'agglomération d'Exeter et
que, comme c'est souvent le cas à la lisière
des grandes villes, se trouve tout près de là
un centre commercial et une station service ! Celle-ci
est à portée de mon regard, à quelques
centaines de mètres seulement. Bingo ! J'entre
dans la boutique, y trouve une bombe anti-crevaison, je
l'achète
puis projette son contenu dans le pneu de Jeannette.
Hélas, malgré plusieurs tentatives, l'opération
échoue : le produit s'échappe à
la fois par le trou de la crevaison mais aussi, et c'est
plus
préoccupant, par la valve. L'abattement commence
à me gagner. Je reviens à la boutique
et tente d'expliquer mon problème au caissier,
alors, seconde bonne surprise, il m'informe qu'un magasin
spécialisé dans les pneus se trouve tout
près d'ici. Bingo bis ! Je pousse de nouveau Jeannette
et j'y suis en cinq minutes. Ayant
retrouvé un peu d'espoir, je vais m'adresser
à un jeune vendeur et, pour être sûr
qu'il saisisse bien tout ce que mon anglais angoissé
essaye de lui faire comprendre, je lui montre le pneu
de Jeannette.
Malheureusement, il craint de ne pas pouvoir faire grand-chose,
d'une part car une réparation de la crevaison
ne règlerait pas le problème de la fameuse
fuite
au niveau de la valve, d'autre
part car ce modèle de pneu n'est pas courant
ici si l'on se résoud à devoir le changer.
(Il faut savoir que les cyclomoteurs Peugeot n'ont,
à ma connaissance, pas été importés
au Royaume-Uni, ou alors il s'agissait plus de scooters
que de cyclomoteurs.) Il
va néanmoins se renseigner auprès de sa
hiérarchie mais son diagnostic se confirme à
mon grand désespoir. Évidemment, je ne
cesse de regarder ma montre et d'y voir s'amoindrir
mes chances d'attraper mon ferry ce soir. Je
demande au vendeur s'il sait où je pourrais trouver
le pneu qu'il me faudrait. Disposé malgré
tout à m'aider dans la mesure de ses possibilités,
il va demander à son patron. Celui-ci lui donne
alors
le nom d'un commerce où, de façon certaine,
il me sera possible de mettre la main sur des pneus de cyclomoteurs
Peugeot. On trouve leur adresse dans l'annuaire et mon
vendeur entreprend alors de m'expliquer le chemin pour
m'y rendre en traçant un dessin sur une feuille.
Évidemment, j'espère que ce ne sera pas
trop loin, mais je déchante vite au fur et à
mesure que son feutre bleu court sur le papier et valse
de rond-point en rond-point. Mon visage se décompose
peu à peu. Les mots qui accompagnent ces traits
résonnent comme une interminable mélopée
ou un vieux disque rayé : « ... roundabout...
roundabout... roundabout... » Je ne pensais
pas, en apprenant ce mot à l'école, qu'un
jour je le maudirais tant ! Mais combien diable y en
a-t-il ? Au moins sept ! À la fin de ses explications,
je lui demande combien de temps tout cela me prendra-t-il
à pied. « About forty minutes. »
Aïe... Et vous ne disposeriez pas d'une fourgonnette
pour m'avancer ? Non hélas. Bon eh bien... ai-je
le choix ? Pas vraiment.
Entre
cet acharnement du sort et l'idée que tout n'est
peut-être pas encore joué à condition
de ne pas perdre une seule seconde, je me sens tiraillé
entre abattement et effervescence, mais dans l'instant
mon choix est fait. Je sors du magasin, range mes affaires,
saisis fermement le guidon de Jeannette et commence
à la pousser avec l'entrain de l'urgence. La
montre va bien sûr devenir mon obsession et mon
esprit va se perdre à l'infini dans des calculs
et des projections : si le vendeur a dit juste, c'est-à-dire
si je mets bien quarante minutes à atteindre
mon but et s'ils disposent bien là-bas du pneu
qu'il me faut, puis s'ils peuvent s'occuper de Jeannette
immédiatement et procéder à cette
réparation en moins d'une heure, enfin si je
repars sans tarder, si je roule le buste baissé
pour gagner légèrement en aérodyamisme
et donc un chouia en vitesse, et si je ne m'arrête
presque pas jusqu'à Portsmouth, alors peut-être
- je dis bien peut-être - pourrai-je encore monter
ce soir à bord du ferry que j'ai réservé. Cela fait quand même beaucoup de «
si »...
Mais l'être humain est ainsi fait : je continue
à y croire un peu, même rongé par
le stress, posant un pas devant l'autre avec frénésie. Le
plan que m'a dessiné le vendeur s'avère
facile à faire correspondre avec la réalité
du terrain en dépit de son apparence très
élémentaire. Je le consulte très
régulièrement pour m'assurer de ne jamais
m'écarter de cet itinéraire le plus court
qui est pourtant tellement long ! Chaque franchissement
de rond-point prend un goût de victoire mais celui-ci
demeure amer dès que je pense à ce qui m'attend
encore. Pendant un certain temps je dois longer un large
boulevard à l'anglaise, une sorte de voie rapide
urbaine avec terre-plein central et voies d'accélération
et de décélération pour ceux qui
l'empruntent ou la quittent. J'alterne alors entre progresser
sur le bitume et préférer l'herbe du bas-côté
mais sans jamais trouver de véritable satisfaction
: dans un cas je redoute une telle proximité
avec les voitures, dans l'autre je me sens inutilement
ralenti. Mes regards à ma montre ne m'aident
pas non plus à me réjouir : on a parfois
l'impression que la planète s'est mise à
tourner plus vite que d'habitude ! Pourtant je m'évertue
à maintenir la cadence ! Comme si tout cela ne
suffisait pas, l'ardeur de ce soleil estival s'ajoute
à mon effort physique soutenu pour me faire transpirer
à grosses gouttes, mais m'arrêter pour
enlever une épaisseur ne me ferait-il pas perdre
un temps trop précieux ? Et pour couronner le
tout, en empruntant ce que je crois être un petit
raccourci, je m'aperçois après cent mètres
qu'il ne me mènera pas là où je
veux, et suis obligé de revenir sur mes pas. Alors,
accablé par la fatigue tant physique que psychologique,
affamé et assoiffé, comprenant que les
« quarante minutes » de ce brave vendeur
ne peuvent être que celles d'un surhomme, je suis
contraint de m'avouer vaincu pour aujourd'hui et de
m'octroyer une pause aussi désespérante
que salvatrice. Je m'assois par terre, à l'ombre,
bois un jus de fruit et tente de me calmer mais tout
se bouscule dans ma tête. Il y a maintenant tant
de paramètres inconnus sur la suite des événements
! Eh oui Julien, c'est justement ça, l'aventure
!
Après m'être enfin délivré
de mon blouson sous lequel je bouillais, je reprends mon
chemin avec moins d'allant, sans plus trop m'affoler
contre la course des aiguilles à mon poignet.
Il me faudra encore un certain temps avant de rejoindre
la vaste zone industrielle et commerciale, la rue et
l'adresse précise de ce magasin de pneus que
l'on
m'a indiqué. Après un total de sept kilomètres
et par conséquent plus d'une heure de marche,
j'y parviens enfin ! À
la réception, un jeune homme à l'accent
bien marqué mais sympathique m'accueille et je
lui explique mon problème. Il esquisse une petite
grimace d'incertitude quand je lui fournis la référence
du pneu, celle-ci n'étant donc que peu répandue
de ce côté-ci de la Manche. Il consulte
alors son ordinateur et m'affirme - roulements de tambour
- qu'ils n'en disposent pas dans l'immédiat mais
qu'ils peuvent s'en faire livrer un sous vingt-quatre
ou quarante-huit heures. Bon. Entendu. Le tarif incluant
la main d'oeuvre me convient, d'ailleurs n'importe quel
prix (ou presque) ne m'aurait-il pas convenu ? Je leur
confie Jeannette. Épuisé
par ma randonnée improvisée, devant le
magasin je m'effondre - façon de parler - pour
une durée indéterminée : je ne
repartirai d'ici que lorsque l'envie m'en prendra. De
toute façon n'ai-je pas tout mon temps à
présent ? Même si c'était devenu
tout à fait prévisible, j'enrage d'être
immobilisé ici pour un ou deux jours, et ma fatigue inhibe
tout raisonnement plus philosophique. Mais la pression retombe petit à
petit. J'en ai bien besoin. Je pioche dans les
provisions que Jenny m'a données en partant :
qu'il est bon de refaire le plein de calories ! Le réceptionniste
et sa collègue m'ont aussi gentiment indiqué
qu'une machine à café en libre service
se trouvait dans leur hall d'accueil, pour les clients.
Je suis preneur.
Un
assez long moment plus tard, allez, je me secoue : il
va quand même falloir que je trouve un endroit
où dormir ce soir. Cette zone d'activités
se situe à la périphérie de la
ville ; je demande donc dans quelle direction se
trouve le centre d'Exeter et lève l'ancre, à
pied bien sûr, sans traîner ma monture cette fois,
le casque dans une main et mon top-case dans l'autre,
la lourdeur de celui-ci m'obligeant d'ailleurs à
le changer de main tous les deux cents mètres.
À partir des vagues indications que l'on
m'a fournies et de mon sens de l'orientation,
je me rapproche lentement du coeur urbain avec l'idée
de chercher un petit hôtel non prohibitif. Et
c'est après avoir cheminé pendant trois
bons quart d'heure qu'une ampoule s'éclaire dans
ma tête : « Oh mais j'y pense ! J'ai dans
mes affaires la liste des auberges de jeunesse se trouvant
sur mon parcours ou à proximité ! »
J'avais en effet préparé et imprimé
ce document avant de partir, ces informations pouvant
toujours être utiles en cas d'imprévu,
et de fait ! Je consulte donc ma feuille : mais oui,
il y a bien une auberge à Exeter ! Je relève
son adresse, dans laquelle il est fait mention de son
quartier, et, à un arrêt de bus, j'observe
attentivement le plan de la ville pour essayer de le
localiser. Bingo, c'est là ! À la périphérie
de la ville ! Pas très loin... du garage où
j'ai laissé Jeannette ! Bon sang, si seulement
j'y avais pensé plus tôt ! D'autant qu'il
m'est de plus en plus pénible d'avancer en trimballant
tout mon chargement ! Celui-ci me confère d'ailleurs
l'allure d'un intrus dans le paysage de la rue, comme
d'un pèlerin qui se serait bien mal organisé.
Quoi qu'il en soit, l'auberge sera certainement moins
chère et plus conviviale que le premier hôtel
venu, alors va pour un demi-tour, néanmoins par
un autre itinéraire pour varier un peu. Varier
quoi, le plaisir ? On dira cela, même si au fond
je ne me sens pas disposé à cet instant
à porter un regard de touriste, ouvert et curieux,
sur ce qui m'entoure. Au
bout de ces longues errances, qui m'incitent à
paisiblement accueillir les choses telles qu'elles sont,
voici la Youth Hostel ! Mais l'accueil est encore
fermé à cette heure-ci ! Et il se met
à pleuvoir. Heureusement, le porche est suffisamment
large pour que je puisse m'y abriter, alors j'y sors
un peu de lecture. Je téléphone bien sûr
à mes parents pour les informer de ma
situation. Puis la
soirée s'écoulera enfin tranquillement
: la réception ouvre bientôt avec une jeune
femme des plus charmantes, à qui je raconte brièvement
mon histoire du jour pour justifier le fait que je ne
sais pas encore si je resterai là une nuitée
ou deux ; en apprenant donc cette crevaison qui vient
bouleverser mes plans, elle me gratifie d'exclamations
empreintes de la plus douce compassion en même
temps que d'un regard désolé que ses sourcils
soudain dressés en accent circonflexe rendent
particulièrement expressif. J'ignore si elle
se force ou pas mais elle le fait bien. Bref,
là n'est pas le propos ; il y a de la place, je
ne réserve donc que pour une nuitée pour
l'instant, pose mes affaires dans la chambre de quatre
qu'elle m'a donnée, paye ensuite pour passer
un peu de temps sur internet, puis, la pluie ayant cessé,
je décide d'aller m'aérer les idées
par une promenade qui, cette fois,
ne sera plus subie ni pesante. J'ai cru deviner que
les alentours offraient d'agréables espaces verts
non loin de la rivière Exe, allons donc voir
cela de plus près et y flâner sans but.
Sur le chemin, je téléphone à Jenny
pour lui raconter mes péripéties de la
journée qui naturellement la désolent
et la font s'épancher en « Oh ! »
exclamatifs typiquement britanniques. Je la rassure
en lui disant que tout va bien et que ce n'est pas si
grave ; inutile qu'elle se sente responsable de quoi
que ce soit, pourtant elle voudrait me payer tous les
frais supplémentaires liés à cette
mésaventure ! Mais non Jenny, mais non voyons... Dans
le calme du parc jouxtant donc le cours d'eau et après
toute l'agitation de cette journée, je suis envahi
par un délicieux sentiment de bien-être.
Après le temps du désenchantement, voici
celui de l'acceptation, et la nature qui m'entoure m'aide
beaucoup à réaliser cette transition : les
oiseaux, les arbres dont les feuilles filtrent les derniers
rayons du soleil, le son de l'eau, la teinte du crépuscule...
Je reste ici longtemps, jusqu'à ce qu'il fasse
bien nuit, m'imprégnant de toutes ces
douceurs qui concourent à mon apaisement. L'appareil
photo à la main, j'essaye de capter un peu de
cette atmosphère à la saveur d'ambroisie.
Tout en songeant à diverses amours, c'est donc
le coeur et le pied légers que je regagne l'auberge.
Peu importe de quoi demain sera fait, ce présent
est beau ! Avec simplicité. Et perfection. Au
même instant, à deux cents kilomètres de là,
on s'aperçoit qu'un M. Guerrero à moto n'est
pas présent à l'embarquement.
JOURNÉE
À EXETER (28
juillet, 0 km) 5
PHOTOS
Il
a dit « vingt-quatre ou quarante-huit heures ».
Il m'est donc permis d'espérer, avec un peu de
chance, que les choses puissent se débloquer
aujourd'hui. Encore faudrait-il qu'ils reçoivent
le pneu suffisamment tôt et qu'ils y travaillent
tout de suite pour que je puisse partir avant la mi-journée
et atteindre Portsmouth ce soir. Je leur ai laissé
mon numéro de téléphone et reste
donc à l'affût du moindre tressautement
de l'appareil. Je ne peux rester dans ma chambre en
attendant cet appel hypothétique car il est demandé
de la libérer en journée ; je n'ose pas
non plus m'installer discrètement dans la salle
commune de lecture, au rez-de-chaussée, craignant qu'ils
ne ferment aussi l'auberge à clé.
Ne sachant si je reviendrai dormir ici ce soir ou non,
je me dois donc de quitter les lieux avec, de nouveau,
toutes mes affaires sous le bras, ce qui, on en conviendra,
n'encourage guère à aller arpenter le
centre ville pour visiter ses curiosités. De
plus, cela m'éloignerait du garage, alors que
l'auberge en est donc relativement proche ; ne pas quitter
le secteur me permettrait donc de rejoindre Jeannette
au plus vite si par bonheur on pouvait m'y inviter !
Pour autant, je ne vais pas pousser le vice jusqu'à
retourner là-bas tout de suite et prendre le
risque d'y patienter toute la journée. Quitte
à devoir composer avec une longue attente, autant
le faire dans un cadre plus agréable. C'est
ainsi que, une fois mon petit déjeuner avalé
au réfectoire de l'auberge, je me sauve à
10 heures pour simplement rejoindre un petit espace
vert à quelques centaines de mètres de
là, au bord de la rivière. Tout près
de la berge, une bouée de sauvetage rouge est
portée par un piquet. Elle semble prête
à l'emploi si le besoin survenait. Au pied du
piquet, des fleurs, des peluches, des petits moulins
à vent et d'autres objets enfantins laissent
deviner la bien triste raison pour laquelle cette bouée
a été placée ici précisément.
J'ignore tout, évidemment, des circonstances
de la noyade. Deux
bancs se trouvent là, faisant face au cours d'eau.
Je m'installe sur l'un d'eux et pose mon téléphone
à côté. C'est ainsi que commence
la longue attente que je redoutais. Le garage n'appellera
pas. Ou plutôt, si, en milieu de journée,
pour me confirmer que c'est bel et bien demain que le
pneu leur parviendra. Ma fausse joie s'éteint
donc, mais c'est tout de même une délicate
attention de leur part de me prévenir ainsi.
Les quarante-huit heures ne risquent pas, au moins,
de se transformer en soixante-douze ou quatre-vingt-seize
heures.
Je repense
à ces vers magnifiques de Baudelaire : «
Singulière fortune où le but se déplace
/ Et, n'étant nulle part, peut être n'importe
où ! / Où l'homme, dont jamais l'espérance
n'est lasse, / Pour trouver le repos court toujours
comme un fou ! » Eh bien justement, aujourd'hui
je n'ai pas envie de courir comme un fou. Après
avoir tant apprécié de bourlinguer deci delà,
suis-je encore capable de supporter l'immobilité
? N'y a-t-il pas là, d'ailleurs, une certaine
sagesse à caresser du bout des doigts ? Savoir
s'arrêter et ne pas y éprouver de frustration.
Aimer voyager, oui, sans que cela devienne pour autant
un besoin compulsif qui nous soumettrait à sa
dépendance. Pendant
sept heures, je ne bougerai pas de mon banc, si ce n'est
lorsque quelques gouttes viendront zébrer l'air
de cette étrange journée, m'enjoignant
à me lever pour aller m'abriter sous les jupons
protecteurs des arbres tout proches. Ces toutes petites
averses vont et viennent, se succèdent aléatoirement
d'heure en heure sans jamais être très
fortes ni me déranger véritablement. Je
me contente de faire du yo-yo entre le grand air et
cet igloo végétal improvisé. De
mon sac à dos, j'extrais le peu de lecture dont
je dispose : deux brochures touristiques rapportées
de ce voyage, celle de l'Eden Project et celle des Îles
Scilly, toutes deux en anglais. C'est peu mais c'est
bien suffisant pour m'occuper durant de longues heures,
surtout en faisant preuve de la plus grande attention
pour cette lecture, à laquelle je m'adonne
à haute voix pour m'exercer à
lire l'anglais avec fluidité et le meilleur
accent possible. Dès que je doute de la prononciation
exacte d'un mot, je recours à mon petit dictionnaire
français-anglais pour vérifier son écriture
phonétique. Je procède de même,
évidemment, lorsque je ne comprends pas la signification
d'un terme. Ce perfectionnisme rigoureux m'amuse plus
qu'il ne me pèse ; grâce à lui, ma
lecture ne progresse pas vite pour bien occuper mon temps.
J'apprécie grandement de me former ainsi en autodidacte,
je me nourris de cette délicieuse sensation d'apprendre
des choses par moi-même. Parfois je lève
le nez, médite un peu devant le paysage en perdant
la notion du temps, avant de replonger dans ma leçon.
À
propos de méditations, certaines d'entre elles
me mènent sur le terrain du voyage à cyclomoteur
et de l'avenir que je réserve à cette
passion que j'ai cultivée de tout mon coeur depuis
dix ans. J'écrivais au début de ce récit
que, à
l'aube de ce périple-là et avant même de quitter ma maison, j'avais été
gagné par l'envie de tourner la page et de me
consacrer à d'autres projets, d'autres façons
de voyager notamment, d'autres approches, sensiblement
différentes et prodigues d'autres richesses. Si j'étais déjà conscient,
à ce moment-là, que la marche à
pied constituait vraiment et indéniablement ce
qui me correspondait le plus désormais, je m'en convaincs davantage encore au cours de cette ultime
expédition en général, de cette mésaventure en particulier,
de cette journée tant propice à la réflexion.
S'il est logique et compréhensible que je ne
ressente plus la même excitation que lorsque j'avais
quatorze ans, maintenant que j'en ai vingt-quatre, je
mesure en outre tous les avantages de la marche à
pied par rapport au cyclomoteur : fini, le bruit et
donc la pollution sonore ; finie, l'essence et donc
la pollution atmosphérique ; finies, les odeurs
même d'essence au moment de faire le plein ; fini,
l'huile pour moteur deux temps qui graisse les mains
alors qu'on avait pourtant pris garde de ne pas la toucher
; fini, le cambouis ; fini, le transport de pièces
de rechange parfois lourdes ; fini, le transport d'outils
parfois tout aussi lourds ; fini, le budget consacré
à tous ces aspects spécifiques au cyclomoteur
; finie, l'inquiétude de la panne d'essence ;
finie, l'inquiétude de la tension de la chaîne
(et celle-ci m'a bien trop souvent occupé l'esprit)
; finie, l'inquiétude du stationnement ; finie,
l'inquiétude du vol... Fini, tout cela ! Place
à l'insouciance pleinement retrouvée !
Place à une entière sérénité dans le déplacement ! Place
à l'épanouissement sans contraintes ou presque ! De bonnes chaussures,
un sac à dos bien réglé et une
nourriture suffisante... e basta così
!
À 17 heures,
je reviens à l'auberge pour sa réouverture.
J'y retrouve la charmante jeune femme d'hier et lui
annonce donc que je vais finalement rester une
nuit de plus. Elle ne me refait pas le coup de la compassion
pseudo-dépressive ni de l'accent circonflexe,
dommage.
Je retrouve la même chambre et le même lit
et y poursuis mes lectures savantes et ma discipline
linguistique. Quelques instants plus tard, un homme
arrive dans la pièce, on échange un petit
« hello », il semble qu'il s'apprête lui
aussi
à prendre ses quartiers dans cette
chambre. Il quitte la pièce. Puis revient, cette fois avec son
épouse et ses deux filles d'environ dix et treize
ans. C'est alors que je comprends qu'ils sont français
et que je saisis l'occasion d'engager la conversation
avec eux. Le règlement de l'auberge n'autorisant
pas, visiblement, une occupation mixte des chambres,
leur petite famille va être séparée
pour la nuit. Peu importe, nous discutons avec plaisir.
Originaires comme moi de région parisienne, c'est
en voiture qu'ils vadrouillent à travers le pays.
Cela leur plaît bien, même s'ils préféreraient
que la météo leur soit plus favorable.
Je leur dis quelques mots de l'histoire
de mon voyage, donc de Jeannette, donc de Ginette, et
cela suscite leur intérêt. Une
heure environ avant le coucher du soleil, et puisque
le ciel semble vouloir rester sec pour un petit moment,
comme hier soir je ressors pour aller me promener dans
le grand parc des bords de la rivière Exe, allégé
de mes affaires. Ce soir, je guette plus assidûment
encore de belles images insolites à immortaliser avec
mon appareil photo. Pointant alternativement son objectif
vers la rivière, le ciel, les arbres et les lampadaires,
je me livre à de nombreux essais en variant les
réglages, tâtonnant comme un
enfant dévoué à un plaisir candide.
Lorsque la nuit m'enveloppe définitivement et
que la luminosité mourante réduit mes
possibilités, je décide de rentrer, satisfait
d'avoir obtenu quelques clichés que je juge réussis. Cette
journée aura donc bel et bien été
riche dans son immobilité, et je ne l'oublierai
pas.
EXETER
- PORTSMOUTH + ferry (29
juillet, 236 km) 5
PHOTOS
Deux mots
résonnent en moi au réveil : « pourvu que ». Ce souhait ne
s'adresse pas tant à la clémence du ciel - celui-ci s'avouant particulièrement
chagriné aujourd'hui - qu'à la guérison de Jeannette, évidemment. Comme hier, je
vais devoir quitter l'auberge si je ne veux pas risquer de m'y retrouver enfermé,
mais je repousse le plus possible le moment de mon départ, ne serait-ce qu'en
voyant s'abattre la pluie sans discontinuer. En attendant l'heure, je poursuis
mes lectures anglaises, puis je discute de nouveau et assez longuement avec la
famille de Français rencontrée hier soir. Nous sympathisons avec cordialité.
Pendant ce temps, néanmoins, je ronge secrètement mon frein en déplorant que
mon téléphone demeure parfaitement atone. 10 heures, le
garage ne s'est toujours pas manifesté, je décide alors de m'y rendre. Nous
verrons bien, une fois sur place, ce qui pourra bien se passer. Je rassemble
donc mes affaires et me motive à braver les sanglots des nuages. Après une
dizaine de minutes de marche environ, le miracle se produit : le téléphone
s'excite, c'est bien le numéro du garage qui s'affiche, je décroche et
comprends facilement que mon feu tricolore vient de passer au vert !
Jeannette est prête, je peux venir la chercher ! Vous ne croyez pas si
bien me proposer, je suis déjà sur le chemin ! Youpi ! S'ils ont reçu le
pneu ce matin, ils n'auront vraiment pas tarder à le monter. J'aime
l'efficacité ! Et, à l'exception bien sûr d'un autre incident dont la
survenue reste toujours possible, je peux cette fois oser rêver d'être dans le
ferry ce soir ! Mais chaque chose en son temps. Qui vivra verra ! Une fois au
magasin, la restitution se passe vite : je paye, non sans me répandre en
remerciements chaleureux, et on m'indique où se trouve ma Belle. Avant de
l'enfourcher de nouveau toutefois, je vérifie la tension de la chaîne car elle
a forcément été modifiée au cours de l'opération. Et je fais bien car elle
méritait un meilleur réglage. Heureusement, je peux l'effectuer dans leur
hangar, à l'abri. Bien, tout semble
donc prêt : le top-case vient reprendre son poste sur le porte-bagages, le
moteur démarre, les phares fonctionnent, les pneus sont bien gonflés, tout
s'arrange, intimement j'exulte, plus aucun de mes voyants intérieurs ne
clignote pour me signaler la moindre alerte, ou alors ils clignotent tous
ensemble dans un feu d'artifice rassérénant. Il n'y a guère que cette grisaille
et ce rideau de pluie qui viennent jouer les trouble-fêtes. Je m'élance.
Doucement pour commencer. Parce que la chaussée est humide et souvent
zébrée de traîtres bandes blanches.
Mais aussi pour prendre le pouls de la tenue de route
du nouveau pneu. Et puis justement c'est étrange,
j'éprouve dans mon corps une sensation anormale,
comme si l'équilibre de mon embarcation demeurait
précaire. Je m'arrête pour vérifier
: non, le pneu arrière est bien gonflé.
Je m'élance de nouveau mais, décidément,
quelque chose ne me satisfait pas sans que je sache
le formuler précisément. Serait-ce uniquement
d'ordre psychologique ? Le temps que je me pose la question,
eurêka ! Bon sang, suis-je bête ? Dans ma
joie de ce matin mêlée d'un brin d'anxiété
pour ce nouveau départ, j'ai oublié de
bien resserrer les boulons de ma roue arrière
après avoir retendu la chaîne au garage
! Sans commentaires. J'y remédie de suite et,
cette fois, c'est bel et bien parti, objectif Portsmouth
!
Comme on pouvait
le craindre dès l'ouverture des rideaux et des
volets, la journée,
heure après heure, est autant rythmée par la
pluie que par le mouvement du piston. Ni vraiment
forte ni vraiment faible, venant se substituer à
l'habituel crachin de ces contrées-là,
elle est une de ces pluies d'été qui s'abat
avec une régularité et une continuité
désespérantes au premier sens du terme,
c'est-à-dire dissolvant tout espoir d'amélioration.
J'ai beau être bien équipé, elle
va user aujourd'hui d'une grande ténacité pour venir s'insinuer
sous mes différentes épaisseurs, pour
les franchir une à une comme elle ferait tomber
successivement les remparts concentriques d'une cité
fortifiée. Et tel un pied de nez à la
saison, elle est évidemment bien fraîche.
Mais peu m'importe, je me focalise sur la pensée
que je n'ai pas le choix, sur mon envie d'avancer, sur
mon plaisir de pouvoir enfin redéployer mes ailes,
fussent-elles humides,
après ce coup du sort. À
ce propos, une nuance malgré tout... Avant-hier,
je me sentais effectivement très déçu
de devoir patienter pendant un ou deux jours à
Exeter. Dans
le vif du sujet, et alors que j'avais voulu continuer
à croire à une meilleure issue, ce délai
annnoncé m'avait paru soudainement bien long
et avait dégagé le parfum d'un échec. Mais
aujourd'hui, le recul sur ces événements
m'invite à relativiser les choses : tout de même,
pour un pneu qu'il a fallu commander et faire venir
de je-ne-sais-où,
deux jours ce n'est pas grand-chose ! Finalement, n'ai-je
pas eu une certaine chance dans mon malheur, d'autant
qu'aucune autre mauvaise surprise n'est venue s'ajouter
sur l'ardoise ? Entre la possibilité d'un délai
plus long encore et celle d'une série noire d'autres
problèmes en chaîne, j'aurais pu être
bien plus mal loti !
Comme
avant-hier, j'emprunte exactement le même itinéraire
qu'à l'aller. Do-si-la-sol-fa-mi-re-do, la longue
liste des villages traversés il y a dix jours
se remet donc à défiler à l'envers
: Sidford, Honiton, Yarcombe, Chard... Je parviens à
ne pas m'égarer. Jeannette, comme toujours,
malgré sa relative lenteur jouant avec la limite ma
patience, surtout sous la pluie, se montre d'une vaillance
remarquable et progresse avec une régularité
rassurante. « Lentement mais sûrement »,
c'est décidément la maxime qui nous sied
le mieux ! En
me rapprochant de Crewkerne, je repense au brave vendeur
de sandwiches et de boissons installé dans sa
camionnette au bord de la route, chez qui je m'étais
arrêté la semaine dernière et avec
lequel j'avais sympathisé. Je lui avais dit que
je repasserais dans l'autre sens le lundi suivant et
qu'évidement je m'arrêterais de nouveau
pour lui dire bonjour et lui acheter de quoi me rassasier.
Mais avec cette crevaison, je n'ai évidemment
pas pu tenir ma parole. Nous sommes mercredi. Mais en haut d'une longue et légère
côte, je l'aperçois : il est là,
exactement au même endroit, comme chaque jour. Et nous allons de nouveau partager
un bien bel instant de fraternité ! (voir anecdote)
Le coeur ravitaillé autant
que le ventre, je m'élance de nouveau sur la
chaussée, tout à fait accoutumé
maintenant à me placer
sans la moindre hésitation sur son côté
gauche. Parviendrai-je à perdre facilement cette
habitude de l'autre côté de la Manche ?
Je ne saurais le dire encore. À
propos de Manche, je songe bien sûr au ferry.
Celui que je devais prendre lundi soir partait à
23 heures et il était demandé d'arriver
au port dès 21 heures 30. Est-ce qu'il y a bien
un départ pour Le Havre chaque soir ? Si oui,
est-il toujours programmé à la même
heure ? Y aura-t-il de la place à bord ? Me fera-t-on
payer le plein tarif ou se montrera-t-on indulgent sachant
que j'ai manqué le bateau d'avant-hier ? Ces
interrogations occupent mon esprit durant le
trajet. La question financière ne m'inquiète
pas beaucoup : je n'aurai guère le choix et s'il
faut payer je paierai. Et je doute que le bateau soit complet
puisque c'était loin d'être le cas en venant.
Par contre j'espère que l'horaire n'aura
pas changé. Je le pressens plutôt bien.
Si cela se vérifie, et si la conduite continue
à se dérouler sans embûches, je
devrais pouvoir arriver avec une confortable avance. Pendant
ce temps, la pluie ne me laisse pas de répit
ou bien trop peu pour que je puisse savourer le moindre
séchage, même le plus éphémère.
L'air est beaucoup trop humide de toute façon.
Pour rire un peu, et comme je l'avais fait sur le chemin
de l'Ardèche, je m'amuse à lancer un
défi au ciel tout en n'étant absolument
pas sûr de mon coup
: « Je parie que je reverrai un morceau de ciel
bleu, même minuscule, avant la fin de la
journée ! ». Pour l'heure, les nuages ne
semblent aucunement disposés à m'accorder
cette faveur, alors je prends mon mal en patience et
continue de me propulser de ville en ville comme un
singe d'arbre en arbre au moyen d'une liane. Mais au
ralenti en ce qui me concerne ! Yeovil,
Sherborne, Shaftesbury... Le paysage, sous ce ciel si
bas et si gris, n'est pas particulièrement exaltant,
alors je me contente d'avancer, simplement d'avancer,
jubilant encore d'avoir pu glisser entre les doigts
de la fatalité qui voulait me passer une camisole
de force à Exeter, tout en restant conscient
que je parcours sans doute là les dernières
centaines de kilomètres à cyclomoteur
de toute ma vie. Salisbury, Stockbridge, Winchester...
La traversée des grandes villes ne me pose pas
de problème majeur. S'il
est toujours facile, par une petite route de campagne,
de rejoindre leur centre, les quitter par une autre
petite route de campagne relève bien plus souvent
de l'énigme ; cependant ma mémoire ne me fait
pas défaut : je reconnais assez bien les lieux
et ne pars pas malencontreusement en direction de l'Écosse.
Cela n'aurait pourtant pas été de refus,
mais une autre fois ! En
bifurquant enfin vers le sud au niveau de Winchester,
après avoir suivi l'est pendant
de si longues heures, cela commence à sentir
très bon l'arrivée ! Tiens, d'ailleurs,
la pluie ne se serait-elle pas arrêtée
pour de bon ? Du côté
de Bishop's Waltham, les pancartes indiquant Portsmouth
refont leur apparition et, peu à peu, par paliers,
nous redescendons en altitude. C'est typiquement dans
des moments comme celui-ci que la réalité
semble nous échapper, que ce qui nous arrive
devient délicieusement irréel. Malgré
ce que l'on sait avoir enduré, on a l'impression
de se réveiller tout juste, ou peut-être
de s'endormir, en tout cas de gagner un état
second qui serait presque trop beau pour être
vrai. Parce que ce dont on a rêvé avec
tant d'ardeur est en train de se produire, et parce
que cela n'aura pas été une aussi mince
affaire que nous le croyions au départ, parce
que l'imprévu que nous avons provoqué
a joué avec nous comme un enfant avec un ballon,
on se surprend à douter que l'on se trouve bien
ici et maintenant : « Suis-je bien sur la selle
de cette brave petite monture ? Suis-je bien sur le
point d'accomplir le projet que je m'étais mis
en tête, de réaliser cette jolie entreprise,
d'exaucer mon voeu ? » Oui. Et lorsque toute la
ville de Portsmouth baignée par la mer apparaît
soudainement à mes pieds, c'est tout simplement magique !
Je
plonge sur la ville et traverse longuement ses différents
quartiers jusqu'au port. Le suspense s'amplifie : vais-je
pouvoir prendre la mer dès ce soir ? Il n'est
que 20 heures, j'ai bien roulé. J'arrive à
la hauteur d'une des guérites d'enregistrement
des voyageurs et demande à la dame si un ferry
part bien pour Le Havre ce soir à 23 heures.
Tout à fait ! Et il y a de la place bien sûr
! Génial !
En revanche je dois repayer cette traversée,
il ne fallait pas rêver. Mais je m'en
moque, tellement heureux du reste ! Après
avoir amené Jeannette jusqu'à la voie qui lui est
réservée, je cours me réchauffer
à l'intérieur du grand espace d'accueil
mis à notre disposition. Comme cela fait du bien quand
on est trempé jusqu'aux os et frigorifié
! Je téléphone à ma mère et à
Jenny pour les rassurer, j'achète de petites
choses à manger et surtout je ne fais plus rien
! Rien d'autre que me reposer ! Une
heure plus tard, de retour sur le parking des voies
d'embarquement qui s'est bien rempli de véhicules,
je rencontre un motard d'une trentaine
d'années, un Français travaillant au Pays
de Galles d'où il est parti tout à l'heure,
prénommé Julien également, très
sympathique. Il s'en va voir sa famille du côté
du Val de Loire pendant quelques jours. Nous bavardons
et sympathisons : le fait d'avoir tous deux dégusté
la pluie sur le trajet, rassemble. Je commence à
lui évoquer succinctement l'histoire de Ginette
et de Jeannette, jusqu'à ce que son visage s'éclaire
: « Mais oui, je me souviens d'avoir entendu parler
de cette histoire dans les médias ! » Voilà
qui est
amusant encore une fois, trois ans après les événements
! Juste
avant que l'on nous donne l'autorisation de nous précipiter
dans la gueule grande ouverte du navire, je lève
une dernière fois les yeux : décidément,
il ne pleuvra plus. Les grandes eaux se seront vraiment
arrêtées sur mes trente derniers kilomètres,
les deux cent dix précédents ayant donc
été parcourus sous la douche. Tandis que
le jour décline, j'aperçois au loin, à
l'ouest, la couche nuageuse qui s'est déchirée
depuis un moment et continue de le faire, laissant apparaître
un morceau grandissant de ciel orangé crépusculaire. Il n'est pas bleu, certes, mais
j'ai quand même gagné mon pari !
Une
fois Jeannette bien arrimée dans le ventre du
ferry, je monte reconnaître les lieux, les différents
niveaux, les points de restauration, les fauteuils pour
dormir. Je profite également de toilettes pour
me changer, me débarrasser de toutes mes couches
humides et les remplacer avec un plaisir inouï
par des vêtements secs qu'il restait dans mon
top-case. Quel bonheur ! Puis je vais retrouver Julien
à une caféteria qu'il m'a indiquée
:
nous nous y sommes donné rendez-vous et il tient
gentiment à me payer un verre. Nous y poursuivons bien
amicalement nos discussions avant de sortir sur le pont
extérieur peu après la manoeuvre du départ
: les lumières de la ville s'éloignent
et s'affaiblissent peu à peu dans l'obscurité
profonde qui les enserre à présent. Il
ne me reste plus qu'à rejoindre un fauteuil pour
une nuit bien méritée. Au revoir la Grande-Bretagne
! Tu m'as enchanté au-delà même
de mes espérances ! Par ton visage si particulier,
par ta diversité, celle de tes paysages et celle
de tes habitants, par la bienveillance de ces derniers,
tu m'auras offert de vivre un nouveau voyage littéralement
inoubliable. Tu me pousses aussi à croire que
cela se mérite : comme il y a trois ans, tu auras
essayé de me piéger et d'attaquer mon
moral, mais cette fois n'y seras point parvenue. C'est
bien, cela fait sens.
LE
HAVRE - LONGPONT-SUR-ORGE (30
juillet, 222 km) 10
PHOTOS
Le
jour est déjà levé depuis un petit
moment lorsque je sors sur le pont, du côté
gauche du navire, pour contempler l'approche des côtes
normandes. Celles-ci nous présentent leur monumental
rempart de falaises calcaires se dressant majestueusement
au nord du Havre et se prolongeant en direction d'Étretat.
Je me sens particulièrement sensible à
ce paysage après avoir réalisé,
à Dieppe, deux stages durant mes études.
Le terrain de mes investigations était
précisément cette portion si curieuse
et à mes yeux si fascinante du littoral français,
constituée de ces hautes falaises et s'étendant
sur une centaine de kilomètres entre Le Havre
et Le Tréport. Mon travail m'avait amené
à arpenter par deux fois la totalité de
ce secteur, depuis le haut puis le bas des falaises,
à vélo puis à pied. Toutes ces
heures passées à côtoyer ce milieu
avait donc fini par me le rendre familier et presque
amical malgré son austérité apparente
: j'ai toujours perçu beaucoup de poésie
dans ce décor grandiose. Tandis
que nous fendons la mer au large d'Antifer, c'est un
bien beau soleil qui nous accueille comme pour nous
souhaiter la bienvenue au pays. Ses rayons dardés
sur mon visage me procurent un chaleureux plaisir après
qu'ils m'ont tant manqué durant toute la journée
d'hier. En contre-jour, l'horizon des falaises s'abaisse
et les mouvements chaotiques de ses lignes perdent leur
vigueur
pour se transformer en fins contours géométriques
: immeubles, tours, cheminées... voilà Le
Havre ! Ayant rassemblé mes affaires, je vais
me placer à l'arrière du bateau, toujours
au grand air, pour observer la lente manoeuvre et la
méticuleuse approche du quai menées d'une
main de maître par le commandant de bord. Je
descends retrouver Jeannette dans la cale. J'y revois
brièvement Julien et nous nous souhaitons mutuellement
bonne route. La grande porte du ferry s'ouvre et la
lumière du jour s'engouffre jusqu'à nous
tous qui commençons à trépigner
d'impatience. Les moteurs se raclent la gorge comme
avant d'entrer en scène. Et nous nous élançons
les uns après les autres à l'assaut du
continent ! Voilà, Jeannette, tu as de nouveau
traversé la mer et tu peux tendre en confiance
ta roue avant
vers la terre ferme. Mon portefeuille à la main,
j'attends sagement dans la file du
contrôle d'identité. Il est 8 heures 30
lorsque, cette formalité accomplie, je m'engage
dans l'Ultime Étape, m'habituant en un clin d'oeil
à rouler de nouveau à droite de la chaussée.
Le
port est un gigantesque dédale de terre-pleins
et de canaux, de digues et de ponts, un labyrinthe où
il serait facile de se perdre ou de se retrouver involontairement
sur une voie rapide redoutée. Je n'ai pas de
carte détaillée mais je me dirige à
l'instinct. J'ai bien repéré le Pont de
Normandie à l'horizon et je tente de faire continuellement
route vers lui malgré les obstacles successifs
qui m'obligent à changer de cap. À certains
carrefours, mon doute m'amène presque à
devoir jouer à « ams tram gram »
mais mes intuitions s'avèrent fiables : la silhouette du Pont de Normandie grossit à
vue d'oeil
et l'immense courbe de son tablier me devient accessible.
Depuis la toute première fois que je l'ai franchi
avec Ginette, en ce mémorable jour de février
2002, c'est toujours avec une profonde émotion
que je m'approche de lui et que je viens me positionner
dans son axe. Aujourd'hui, alors que Jeannette vit probablement
son dernier long trajet, il s'agit là toutefois
de son baptême sur cet ouvrage qui, sans doute, est
chéri par plus d'un cyclomotoriste ! Comme chaque
fois, en m'aventurant dans sa traversée, je m'invite
à apprécier avec force l'instant présent,
chaque seconde, chaque tour de roue, chaque paire de
haubans passée. Il y a de la magie ici, dans
ce tronçon aérien survolant les eaux de
la Seine. Si je ne devais d'ailleurs conserver qu'un seul symbole
de mes dix années de vadrouille, ce serait sûrement
celui-ci. Lorsque j'atterris
en douceur sur la rive gauche, je n'ai plus qu'à
suivre tranquillement un itinéraire déjà
bien connu, un mince fil tendu sur la carte entre Honfleur
et Longpont-sur-Orge via Pont-Audemer, la vallée
de la Risle, Brionne, Le Neubourg, Évreux. Le
temps va rester très clément tout au long
de cette étape et me faire cadeau de
jolis ballets de nuages. Le
hasard fait des siennes : c'était également
un 30 juillet, il y a neuf ans exactement, que j'avais
réalisé mon rêve de pousser les
portes de la Normandie avec Ginette. Ce jour-là,
je n'avais pas beaucoup exploré la région
bien sûr, je n'étais venu y poser les roues
que sur quelques kilomètres seulement, mais la
sensation d'extase que j'avais ressentie à cet instant
- et plus encore le soir-même en achevant l'aller-retour
- m'avait incontestablement donné des ailes pour
planifier d'autres expéditions toujours plus
ambitieuses. La Normandie, parce qu'elle était bordée
par la mer la plus proche de mon domicile, est la région
qui m'a le plus puissamment attiré lorsque mes
balades ont commencé à prendre de l'ampleur.
Il y avait quelque chose de sacré et d'hypnotisant
dans son nom : coûte que coûte, je voulais
m'y rendre, je le devais ! Il n'est donc pas déplaisant
de clore cette période de ma vie
en revenant, aujourd'hui, de cette contrée qui a tant attisé
puis nourri ma soif de liberté. Et si
d'autres régions sillonnées depuis lors
m'ont charmé plus encore qu'elle, je garderai
toujours à son égard une affection, une
reconnaissance et un respect particuliers. À
partir de Pacy-sur-Eure, je retrouve, en sens inverse,
ces routes qui me menaient il y a neuf ans de cela
vers un monde imaginaire et merveilleux, ces routes
qui me rapprochaient de la berceuse des vagues et des
effluves d'iode sans me les faire ressentir encore ce
jour-là. Il allait me falloir patienter deux
ans de plus pour m'estimer prêt à les atteindre
et y réussir.
Après
encore trois heures d'un trajet sans histoires, je touche
ma maison. Ce voyage
magnifique et parfois éprouvant aura permis de
clore le « palmarès » en beauté, tel un bouquet
final. J'éteins
le moteur de Jeannette.
Depuis cet instant précis et à ce jour, je ne
l'ai plus jamais remis en route. Sans regret ni amertume. Sans rien oublier non plus de ces dix années de
Bonheur. Simplement parce que le juste moment en était
venu. Je ne veux plus mettre quoi que ce soit en route. Je veux mettre en chemin. Sourire.
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